Interview : Boris Cyrulnik |
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Parler d'amour au bord du gouffre |
Grace à lui, plus
personne n'ignore ce qu'est la résilience: cette capacité de l'individu à
surmonter les pires traumatismes. Aujourd'hui, dans « Parler d'amour au bord du
gouffre » (éd. Odile Jacob), Boris Cyrulnik nous assure qu'une rencontre
amoureuse peut aussi réparer nos souffrances passées. La résilience comme
nouvel antidote au malheur ? Cet homme est un phénomène. Pas tant parce qu'il a vendu près d'un million de livres en France, depuis la parution, en 1999, d'« Un merveilleux malheur ». Pas tant parce que ses ouvrages sont traduits dans le monde entier. Mais parce que, malgré son succès, ce géant débonnaire est resté incroyablement serein et disponible, pour qui s'intéresse à la théorie qu'il a développée : la résilience, cette faculté à surmonter les traumatismes. Il y a quelques années, ce mot, emprunté à la physique, ne désignait que la capacité d'un matériau à résister aux chocs. Aujourd'hui, le concept est entré dans les têtes et dans la dernière édition du Petit Larousse. On se dit « résilient » pour tout et pour rien. D'où critiques et questions : la résilience cacheraitelle une idéologie ? Cyrulnik est-il un gourou, ou un grand malin qui exploite un bon filon d'édition ? Après tout, il en est au quatrième livre sur la résilience : « Un merveilleux malheur » exposait la théorie. « Les Vilains Petits Canards » et « Le Murmure des fantômes » exploraient la résilience chez les enfants et les adolescents. Quant au dernier, qui paraît cette semaine, (« Parler d'amour au bord du gouffre », éditions Odile Jacob, comme tous les autres), il traite de la résilience dans l'amour, et de la façon dont les blessés de l'âme transmettent leur traumatisme à leur descendance. Où s'arrêtera l'homme de la résilience ? Pourquoi décline-t-il ce concept à l'envi ' Tranquillement assis dans sa jolie maison du Midi, Boris Cyrulnik sourit. En vous servant un café, il dit qu'il accepte volontiers les critiques, tant qu'elles ne vont pas jusqu’à l'agression. Il parle comme dans ses livres, ne répond pas toujours aux questions, esquive celles qui, trop personnelles, iraient bousculer le petit orphelin de la guerre qui sommeille à jamais en lui. Malgré tout, en sortant de l'entretien, on a l'impression d'en connaître un petit peu plus sur la condition humaine, qu'il conte comme personne. La magie Cyrulnik ? ELLE:
Boris Cyrulnik, êtes-vous devenu un gourou ? Boris
CYRULNIK. Non, et heureusement, car cela m'embêterait beaucoup! Je constate
juste que le succès de la théorie de la résilience a fait évoluer beaucoup
de choses. Dans les années 70, ma formation multiple (ndlr : il est
neuropsychiatre, psychanalyste, psychologue et éthologue) était très mal vue,
alors que la fédération des savoirs est aujourd'hui préconisée par le CNRS.
Quant à la théorie elle-même, qui préconise de donner une représentation au
traumatisme en le remaniant par des images ou des mots, il est aujourd'hui prouvé
par l'imagerie médicale qu'elle contribue, en quelque sorte, à « reconfigurer
» le cerveau. En ce sens, elle a déjà modifié la recherche en psychologie,
elle est d'ailleurs reprise aux Etats-Unis et mes livres sont étudiés en fac
de médecine. ELLE.
Comment expliquez-vous ce succès ? B.C A vrai dire,
je m'y attendais un peu. La première raison, c'est qu'en découvrant le concept
de résilience, de nombreuses personnes se reconnaissent et reprennent espoir.
La seconde raison est liée à la dépression qui touche le milieu des
psychiatres depuis des années. La psychiatrie est une spécialité lourde et
ingrate, où l'on est souvent mis en échec, et plus personne ne veut
l'exercer. Or, la théorie de la résilience, qui fait appel à plusieurs
disciplines (la psychiatrie, la neurologie, la psychologie, l'éthologie, la
linguistique...), vient au secours des psys, qui trouvent dans cette nouvelle
approche et ce travail d'équipe une véritable bouffée d'oxygène. ELLE.
Vous êtes pourtant très critiqué par certains psychanalystes. B.C.
En effet,et je l'accepte. Sauf quand ils critiquent non pas mes travaux, mais
l'idée qu'ils s'en font. Ainsi, avant de revenir sur ses positions, Alice
Miller (ndlr : une psychanalyste spécialisée dans les conséquences des
mauvais traitements infligés aux enfants) m'a attribué puis reproché ce que
je n'ai évidemment jamais exprimé de quelque manière que ce soit : « Puisque
les enfants maltraités s'en remettent très bien, la maltraitance n'a pas
d'importance ! », c'est un contresens absurde. D'autres nous ont accusés,
mes équipes et moi, de faire l'apologie de la guerre, sous prétexte que nous
avions remarqué que certains orphelins rebondissaient mieux que des enfants
dont les parents avaient « seulement » été blessés. Alors que ce constat n'était
qu'un point de départ pour de nouvelles recherches. D'autres encore associent
la résilience à une « théorie du surhomme », s'appuyant sur le fait que
certains traumatisés s'en sortent, et d'autres non, comme s'il existait une
forme de déterminisme, alors que c'est tout le contraire que j'essaie
d'expliquer, à savoir qu'il n'y a pas de fatalité. ELLE.
Dans le grand public, le succès du concept de résilience est tel que l'on se
demande s'il ne nous pousse pas à tous nous fantasmer en victimes ? B.C. Non, bien au
contraire. Etre victime, c’est se soumettre sans rien faire à l'idée du
destin. Or, la théorie de la résilience met les victimes au travail. Je
m'attends donc plutôt à recevoir des plaintes d'associations de victimes! ELLE.
Va-t-on vers une société de résilience ? B.C.
Si cela signifie que nous sortons d'une société de pétrification, il faut
l'espérer. On a mis un temps fou à penser le traumatisme, à comprendre qu'un
être fracassé n'était pas foutu. Les âmes blessées ont trop longtemps été
condamnées à le rester. Dans ma génération, un orphelin était destiné à
devenir garçon de ferme ; s'il exprimait un autre désir, celui de faire des
études, par exemple, les adultes lui riaient au nez. Pire, les personnes ayant
vécu des traumatismes épouvantables dérangeaient et suscitaient de la
suspicion. Des femmes rescapées des camps de concentration entendaient dire :
« Si elle n'est pas morte à Auschwitz, c'est peut-être qu'elle se
prostituait... » ELLE.
Après quatre livres déclinant le concept, ne vous sentez-vous pas prisonnier
de la résilience ? Ne tirez-vous pas un peu trop sur le « filon » ? B.C. Je ne réfléchis pas en ces termes. Je ne vise qu'à boucler mon enquête,
à terminer mon cycle. La résilience couvre tous les âges, et tous les
domaines de la vie. Après l'enfance, l'adolescence, l'âge adulte, je traiterai
des liens entre résilience et vieillesse dans un cinquième ouvrage. Je
travaille aussi, actuellement, sur « Résilience et anthropologie ». Après
quoi, les bases posées, mes collègues pourront explorer des angles plus précis,
comme la résilience après une maladie, par exemple. ELLE.
Pour en venir à votre dernier livre, "Parler d'amour au bord du gouffre"
», diriez-vous que l'amour permet la résilience, ou que c'est la résilience
qui permet l'amour B.C. Les
deux, dans la mesure où l'humain ne peut vivre et se développer que si un
autre met son empreinte en lui. De la personne qui s'occupe de lui (sa mère ou
tout autre « donneur de soin »), l'enfant apprend un style affectif : ce
sera sa « manière d'aimer », acquise, dès l'âge de 10 mois. Pour la majorité
des bébés, il s'agira d'un attachement sécure, qui leur permettra, à l'âge
adulte, d'aller sereinement vers un être de sexe opposé. Ceux qui, à la suite
d'un traumatisme, de négligence affective ou de maltraitance, auront acquis un
style d'attachement insécure, évitant ou ambivalent, éprouveront davantage de
difficultés à connaître l'amour, mais un grand nombre d'entre eux y
parviendront. Cet amour-là représente une deuxième chance pour eux : leur
style affectif les a orientés vers un type de rencontre amoureuse, qui, en
retour, va modifier ce style affectif. ELLE.
Est-ce à dire que l'amour est thérapeutique pour les âmes blessées ? B.C.
Oui, l'amour a clairement la capacité de ramener ceux qui ont frôlé la
mort psychique à la vie. Il est aussi l'occasion de modifier les représentations
que l'on a de soi. « Qui suis-je pour me faire aimer ? » : cette question
fonde le couple, et l'on ne choisit pas un conjoint par hasard. Une multitude de
schémas existent : Madame Détresse, qui a peur de tout et n'attend plus rien
de la vie, rencontre Monsieur Ambivalent, qui a acquis le désir de réparer une
femme. Monsieur Peurdeperdre aime Madame Jaimepalavie : la présence de madame
sécurise monsieur qui dynamise madame, etc. Ces couples où chacun sert de thérapeute
à l'autre sont respectables, à condition que les partenaires puissent renégocier
leur entente en fonction de leur évolution, sinon, attention, danger ! Rassuré
par la permanence affective de Madame Détresse, Monsieur Ambivalent apprend
auprès d'elle l'attachement sécure qui lui donne la force d'aimer... une autre
femme, plantant là Madame Détresse, qui, elle, n'a pas appris à affronter sa
peur du social. Protéger l'autre, se reconnaître en lui, cela n'équivaut pas
à faire un travail de résilience. Ainsi, deux « enfants du placard » peuvent
s'attirer l'un l'autre, parce qu'ils ont vécu le même cauchemar, mais ils
courent le risque de s'enfermer dans une prison affective, de développer un
hyper attachement anxieux qui ne les fera pas avancer. Mais que l'on se rassure,
les couples « thérapeutiques » évoluent le plus souvent de façon optimale.
En s'entraidant, ils prennent confiance ensemble, et passent d'un attachement
insécure à des liens plus légers, moins étouffants. ELLE.
Pourquoi dites-vous que le premieramour est une deuxième chance, le deuxième
amour une troisième chance, et que les amours d'après sont de la malchance ? B.C. Parce que
nos capacités d'apprentissage décroissent avec l'âge. En faisant trop de
couples, on ne reçoit plus l'empreinte de l'autre, on n'évolue plus à son
contact, on ne se laisse plus façonner par lui. Un troisième ou quatrième
couple peut être une très bonne entente sexuelle ou amicale mais cela n'a plus
rien à voir avec l'alchimie du premier ou du deuxième amour. ELLE.
Les âmes blessées s'attirent-elles les unes les autres ? B.C.
Pas forcément. Les déterminants sociopsychologiques sont tellement
importants que tous les styles affectifs se mélangent. Cela dit, on a remarqué,
après la Seconde Guerre mondiale, que les rescapés des camps se mariaient dans
l'urgence, comme pour former des îlots de beauté et de douceur dans un monde
atroce. On observe la même chose aujourd'hui au Rwanda et dans la bande de
Gaza, où se forment des couples « organiques » dans lesquels les conjoints se
fondent complètement (d'ailleurs, souvent, quand l'un meurt, l'autre suit). Ces
couples sont d'une extrême stabilité, sans doute parce qu'ils constituent une
cellule protectrice dans un contexte extérieur menaçant. Inversement, après
la guerre du Liban, on a constaté de nombreux divorces, comme si, tout
danger écarté, le couple, en tant que structure de survie, n'avait plus de
raison d'être. D'ailleurs, dans une culture comme la nôtre où les droits de
chacun sont très développés, on a moins besoin du couple. Comme si le
divorce était un signe de bonne évolution sociale, alors qu'il ruine l'épanouissement
affectif. Le progrès a considérablement facilité notre vie quotidienne, mais
il a détricoté le couple et les relations familiales. Il convient
aujourd'hui de combattre ces fâcheux effets secondaires, de réfléchir aux façons
de vivre la modernité sans se désolidariser. ELLE.
Comment les choses se passentelles, au sein d'un couple, quand l'un a été «
blessé » et l'autre pas ? B.C.
En fonction de son attitude, le
conjoint non blessé peut favoriser ou empêcher la résilience. Tim Guénard*,
abandonné par sa mère, maltraité par son père, s'est drogué, prostitué
avant de rencontrer sa femme qui a été son tuteur de résilience. En l'aimant
et en se laissant aimer de lui, cette femme structurée l'a aidé à se
reconstruire. II a aujourd'hui quatre enfants et s'occupe de délinquants avec
une formidable énergie. En revanche, une de mes anciennes patientes, tombée
amoureuse d'un homme avec qui elle a décidé de faire sa vie, lui a avoué, au
bout de quelque temps, qu'elle avait été violée par son père. Le garçon, ne
pouvant supporter cette idée, a cherché à la convaincre qu'elle avait fantasmé
cette histoire. Ce faisant, il l'a coupée en deux, l'empêchant d'accéder à
sa résilience qu'elle est allée tricoter ailleurs,
en psychothérapie, et en s'investissant dans une association de femmes
victimes d'inceste. ELLE.
Quand arrivent les enfants, convient-il que les parents blessés leur
transmettent leur douloureuse histoire ? B.C.
Oui, mais pas n'importe comment.
Parler en face à face, avec force détails, peut plonger l'enfant dans des représentations
insupportables. Parler négligemment, en laissant sortir des mots par-ci par-là,
risque de le conduire au déni. Quand la réalité est trop obscène, je crois
que les choses doivent passer par la culture, par des représentations, qui,
petit à petit, feront sens pour l'enfant, tout en lui faisant comprendre ce que
son père ou sa mère a vécu. Pourquoi ne pas agir, créer (des œuvres d'art
ou une association), écrire à la troisième personne pour s'exprimer à
bonne distance ? ELLE.
N'est-ce pas ce que vous faites, à travers vos ouvrages, pour transmettre votre
histoire à vos enfants ? B.C.
Peut-être, je n'y avais pas pensé... |