A la Rencontre des idées et des pratiques en psychologie et psychanalyse

Boris CYRULNIK

Interview : Boris Cyrulnik
Parler d'amour au bord du gouffre

Grace à lui, plus personne n'ignore ce qu'est la résilience: cette capacité de l'individu à surmonter les pires traumatismes. Aujourd'hui, dans « Parler d'amour au bord du gouffre » (éd. Odile Jacob), Boris Cyrulnik nous assure qu'une rencontre amoureuse peut aussi réparer nos souffrances passées. La résilience comme nouvel antidote au malheur ? 

Le psy médiatique s'en explique à Catherine Roig 
(Elle Magazine N° 104 du 25Octobre 2004).

Cet homme est un phénomène. Pas tant parce qu'il a vendu près d'un million de livres en France, depuis la parution, en 1999, d'« Un merveilleux malheur ». Pas tant parce que ses ouvrages sont traduits dans le monde entier. Mais parce que, malgré son succès, ce géant débonnaire est resté incroyablement serein et disponible, pour qui s'intéresse à la théorie qu'il a développée : la résilience, cette faculté à surmonter les traumatismes. Il y a quelques années, ce mot, emprunté à la physique, ne désignait que la capacité d'un matériau à résister aux chocs. Aujourd'hui, le concept est entré dans les têtes et dans la dernière édition du Petit Larousse. On se dit « résilient » pour tout et pour rien. D'où critiques et questions : la résilience cacherait­elle une idéologie ? Cyrulnik est-il un gourou, ou un grand malin qui exploite un bon filon d'édition ? Après tout, il en est au quatrième livre sur la résilience : « Un merveilleux malheur » exposait la théorie. « Les Vilains Petits Canards » et « Le Murmure des fantômes » exploraient la résilience chez les enfants et les adolescents. Quant au dernier, qui paraît cette semaine, (« Parler d'amour au bord du gouf­fre », éditions Odile Jacob, comme tous les autres), il traite de la résilience dans l'amour, et de la façon dont les blessés de l'âme transmettent leur traumatisme à leur descendance. Où s'arrêtera l'homme de la résilience ? Pourquoi décline-t-il ce concept à l'envi ' Tranquillement assis dans sa jolie maison du Midi, Boris Cyrulnik sourit. En vous servant un café, il dit qu'il accepte volontiers les critiques, tant qu'elles ne vont pas jusqu’à l'agression. Il parle comme dans ses livres, ne répond pas toujours aux questions, esquive celles qui, trop personnelles, iraient bousculer le petit orphelin de la guerre qui sommeille à jamais en lui. Malgré tout, en sortant de l'entretien, on a l'impression d'en connaître un petit peu plus sur la condition humaine, qu'il conte comme personne. La magie Cyrulnik ?

ELLE: Boris Cyrulnik, êtes-vous devenu un gourou ?

Boris CYRULNIK. Non, et heureusement, car cela m'embêterait beaucoup! Je constate juste que le succès de la théorie de la résilience a fait évoluer beaucoup de choses. Dans les années 70, ma formation multiple (ndlr : il est neuropsychiatre, psychanalyste, psychologue et éthologue) était très mal vue, alors que la fédération des savoirs est aujourd'hui préconisée par le CNRS. Quant à la théorie elle-même, qui préconise de donner une représentation au traumatisme en le remaniant par des images ou des mots, il est aujourd'hui prouvé par l'imagerie médicale qu'elle contribue, en quelque sorte, à « reconfigurer » le cerveau. En ce sens, elle a déjà modifié la recherche en psychologie, elle est d'ailleurs repri­se aux Etats-Unis et mes livres sont étudiés en fac de médecine.

ELLE. Comment expliquez-vous ce succès ?

B.C A vrai dire, je m'y attendais un peu. La première raison, c'est qu'en découvrant le concept de résilience, de nombreuses personnes se reconnais­sent et reprennent espoir. La seconde raison est liée à la dépression qui touche le milieu des psychiatres depuis des années. La psychiatrie est une spécialité lourde et ingrate, où l'on est souvent mis en échec, et plus per­sonne ne veut l'exercer. Or, la théorie de la résilience, qui fait appel à plu­sieurs disciplines (la psychiatrie, la neurologie, la psychologie, l'éthologie, la linguistique...), vient au secours des psys, qui trouvent dans cette nouvelle approche et ce travail d'équipe une véritable bouffée d'oxygène.

ELLE. Vous êtes pourtant très critiqué par certains psychanalystes.

B.C. En effet,et je l'accepte. Sauf quand ils critiquent non pas mes travaux, mais l'idée qu'ils s'en font. Ainsi, avant de revenir sur ses positions, Alice Miller (ndlr : une psychanalyste spécialisée dans les conséquences des mauvais traitements infligés aux enfants) m'a attribué puis reproché ce que je n'ai évidemment jamais exprimé de quelque manière que ce soit : « Puisque les enfants maltraités s'en remettent très bien, la maltraitance n'a pas d'importance ! », c'est un contre­sens absurde. D'autres nous ont accusés, mes équipes et moi, de faire l'apologie de la guerre, sous prétexte que nous avions remarqué que certains orphelins rebondissaient mieux que des enfants dont les parents avaient « seulement » été blessés. Alors que ce constat n'était qu'un point de départ pour de nouvelles recherches. D'autres encore associent la résilience à une « théorie du surhomme », s'appuyant sur le fait que certains traumatisés s'en sortent, et d'autres non, comme s'il existait une forme de déterminisme, alors que c'est tout le contraire que j'essaie d'expliquer, à savoir qu'il n'y a pas de fatalité.

 ELLE. Dans le grand public, le succès du concept de résilience est tel que l'on se demande s'il ne nous pousse pas à tous nous fantasmer en victimes ?

B.C. Non, bien au contraire. Etre victime, c’est se soumettre sans rien faire à l'idée du destin. Or, la théorie de la résilience met les victimes au travail. Je m'attends donc plutôt à recevoir des plaintes d'associations de victimes!

 ELLE. Va-t-on vers une société de résilience ?

B.C. Si cela signifie que nous sortons d'une société de pétrification, il faut l'espérer. On a mis un temps fou à penser le traumatisme, à comprendre qu'un être fracassé n'était pas foutu. Les âmes blessées ont trop longtemps été condamnées à le rester. Dans ma génération, un orphelin était destiné à devenir garçon de ferme ; s'il expri­mait un autre désir, celui de faire des études, par exemple, les adultes lui riaient au nez. Pire, les personnes ayant vécu des traumatismes épou­vantables dérangeaient et suscitaient de la suspicion. Des femmes rescapées des camps de concentration enten­daient dire : « Si elle n'est pas morte à Auschwitz, c'est peut-être qu'elle se prostituait... » 
A l'indicible s'ajoutait la culpabilité. Pour ma part, j'ai long­temps cru que j'avais fait une bêtise  qui avait occasionné la disparition de mes parents (ndlr : morts en déporta­tion), cette fausse pensée a empoison­né mon enfance, et sûrement celle de milliers de personnes. La théorie de la résilience devrait changer cela. Elle fait avancer les choses concrètement. Der­nier exemple en date : en Colombie, des confrères ont convaincu le gouver­nement de former des éducateurs à la résilience pour s'occuper des enfants des rues, présumés « irrécupérables ». Qu'adviendra-t-il ? Il est trop tôt pour le dire, mais la seule prédiction fiable, en l'occurrence, c'est que, si l'on ne tente rien pour eux, ils n'ont effective­ment aucune chance.

 ELLE. Après quatre livres déclinant le concept, ne vous sentez-vous pas prisonnier de la résilience ? Ne tirez-vous pas un peu trop sur le « filon » ?

B.C.  Je ne réfléchis pas en ces termes. Je ne vise qu'à boucler mon enquête, à terminer mon cycle. La résilience couvre tous les âges, et tous les domaines de la vie. Après l'enfance, l'adolescence, l'âge adulte, je traiterai des liens entre résilience et vieillesse dans un cinquième ouvrage. Je travaille aussi, actuellement, sur « Résilience et anthropologie ». Après quoi, les bases posées, mes collègues pourront explorer des angles plus précis, comme la résilience après une maladie, par exemple.

ELLE. Pour en venir à votre dernier livre, "Parler d'amour au bord du gouffre" », diriez-vous que l'amour permet la résilience, ou que c'est la résilience qui permet l'amour

 B.C. Les deux, dans la mesure où l'hu­main ne peut vivre et se développer que si un autre met son empreinte en lui. De la personne qui s'occupe de lui (sa mère ou tout autre « donneur de soin »), l'enfant apprend un style affec­tif : ce sera sa « manière d'aimer », acquise, dès l'âge de 10 mois. Pour la majorité des bébés, il s'agira d'un atta­chement sécure, qui leur permettra, à l'âge adulte, d'aller sereinement vers un être de sexe opposé. Ceux qui, à la suite d'un traumatisme, de négligence affective ou de maltraitance, auront acquis un style d'attachement insécure, évitant ou ambivalent, éprouveront davantage de difficultés à connaître l'amour, mais un grand nombre d'entre eux y parviendront. Cet amour-là représente une deuxième chance pour eux : leur style affectif les a orientés vers un type de rencontre amoureuse, qui, en retour, va modifier ce style affectif.

 ELLE. Est-ce à dire que l'amour est thérapeutique pour les âmes blessées ?

B.C. Oui, l'amour a clairement la capa­cité de ramener ceux qui ont frôlé la mort psychique à la vie. Il est aussi l'occasion de modifier les représenta­tions que l'on a de soi. « Qui suis-je pour me faire aimer ? » : cette question fonde le couple, et l'on ne choisit pas un conjoint par hasard. Une multitude de schémas existent : Madame Détres­se, qui a peur de tout et n'attend plus rien de la vie, rencontre Monsieur Ambivalent, qui a acquis le désir de réparer une femme. Monsieur Peurde­perdre aime Madame Jaimepalavie : la présence de madame sécurise mon­sieur qui dynamise madame, etc. Ces couples où chacun sert de thérapeute à l'autre sont respectables, à condition que les partenaires puissent renégocier leur entente en fonction de leur évolu­tion, sinon, attention, danger ! Rassuré par la permanence affective de Mada­me Détresse, Monsieur Ambivalent apprend auprès d'elle l'attachement sécure qui lui donne la force d'aimer... une autre femme, plantant là Madame Détresse, qui, elle, n'a pas appris à affronter sa peur du social. Protéger l'autre, se reconnaître en lui, cela n'équivaut pas à faire un travail de résilience. Ainsi, deux « enfants du placard » peuvent s'attirer l'un l'autre, parce qu'ils ont vécu le même cauche­mar, mais ils courent le risque de s'en­fermer dans une prison affective, de développer un hyper attachement anxieux qui ne les fera pas avancer. Mais que l'on se rassure, les couples « thérapeutiques » évoluent le plus souvent de façon optimale. En s'entraidant, ils prennent confiance ensemble, et passent d'un attachement insécure à des liens plus légers, moins étouffants.

 ELLE. Pourquoi dites-vous que le premieramour est une deuxième chance, le deuxième amour une troisième chance, et que les amours d'après sont de la malchance ?

B.C.  Parce que nos capacités d'appren­tissage décroissent avec l'âge. En fai­sant trop de couples, on ne reçoit plus l'empreinte de l'autre, on n'évolue plus à son contact, on ne se laisse plus façonner par lui. Un troisième ou qua­trième couple peut être une très bonne entente sexuelle ou amicale mais cela n'a plus rien à voir avec l'alchimie du premier ou du deuxième amour.

ELLE. Les âmes blessées s'attirent-elles les unes les autres ?

 B.C. Pas forcément. Les déterminants sociopsychologiques sont tellement importants que tous les styles affectifs se mélangent. Cela dit, on a remarqué, après la Seconde Guerre mondiale, que les rescapés des camps se mariaient dans l'urgence, comme pour former des îlots de beauté et de douceur dans un monde atroce. On observe la même chose aujourd'hui au Rwanda et dans la bande de Gaza, où se forment des couples « organiques » dans lesquels les conjoints se fondent complètement (d'ailleurs, souvent, quand l'un meurt, l'autre suit). Ces couples sont d'une extrême stabilité, sans doute parce qu'ils constituent une cellule protectrice dans un contexte extérieur menaçant. Inversement, après la guer­re du Liban, on a constaté de nom­breux divorces, comme si, tout danger écarté, le couple, en tant que structure de survie, n'avait plus de raison d'être. D'ailleurs, dans une culture comme la nôtre où les droits de cha­cun sont très développés, on a moins besoin du couple. Comme si le divorce était un signe de bonne évolution sociale, alors qu'il ruine l'épanouisse­ment affectif. Le progrès a considérablement facilité notre vie quotidienne, mais il a détricoté le couple et les rela­tions familiales. Il convient aujourd'hui de combattre ces fâcheux effets secondaires, de réfléchir aux façons de vivre la modernité sans se désolidariser.

 ELLE. Comment les choses se passent­elles, au sein d'un couple, quand l'un a été « blessé » et l'autre pas ?

 B.C.  En fonction de son attitude, le conjoint non blessé peut favoriser ou empêcher la résilience. Tim Guénard*, abandonné par sa mère, maltraité par son père, s'est drogué, prostitué avant de rencontrer sa femme qui a été son tuteur de résilience. En l'aimant et en se laissant aimer de lui, cette femme structurée l'a aidé à se reconstruire. II a aujourd'hui quatre enfants et s'occu­pe de délinquants avec une formi­dable énergie. En revanche, une de mes anciennes patientes, tombée amoureuse d'un homme avec qui elle a décidé de faire sa vie, lui a avoué, au bout de quelque temps, qu'elle avait été violée par son père. Le garçon, ne pouvant supporter cette idée, a cher­ché à la convaincre qu'elle avait fan­tasmé cette histoire. Ce faisant, il l'a coupée en deux, l'empêchant d'accéder à sa résilience qu'elle est allée tricoter ailleurs, en psychothérapie, et en s'investissant dans une association de femmes victimes d'inceste.

 ELLE. Quand arrivent les enfants, convient-il que les parents blessés leur transmettent leur douloureuse histoire ?

B.C.  Oui, mais pas n'importe com­ment. Parler en face à face, avec force détails, peut plonger l'enfant dans des représentations insupportables. Parler négligemment, en laissant sortir des mots par-ci par-là, risque de le conduire au déni. Quand la réalité est trop obscène, je crois que les choses doivent passer par la culture, par des représentations, qui, petit à petit, feront sens pour l'enfant, tout en lui faisant comprendre ce que son père ou sa mère a vécu. Pourquoi ne pas agir, créer (des œuvres d'art ou une association), écrire à la troisième per­sonne pour s'exprimer à bonne dis­tance ?

ELLE. N'est-ce pas ce que vous faites, à travers vos ouvrages, pour transmettre votre histoire à vos enfants ?

B.C. Peut-être, je n'y avais pas pensé...        (INTERVIEW DE CATHERINE ROIG)

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