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Jean Claude CARRIERE

La fragilité
Jean Claude CARRIERE
"La fragilité est une force"

Source Madame Figaro
par Patricia Boyer de Latour. 

La fragilité est une force

Jean-Claude Carrière : 'la fragilité est une force'. Avec 'Fragilité', Jean-Claude Carrière propose une vision de l'humain qui tire sa force de sa vulnérabilité même. Dans cet ouvrage, il fait tomber les masques de la toute-puissance

Si la culture est aussi un sport, Jean-Claude Carrière en est le champion toutes catégories. Scénariste de Buñuel, Godard, Oshima, Forman et de beaucoup d’autres, homme de théâtre auprès des plus grands, dont Jean-Louis Barrault et Peter Brook, Jean-Claude Carrière a tout vu, tout connu, tout vécu. Arpenteur du globe, transmetteur de savoirs et de saveurs, il fut aussi inventeur de chansons pour Juliette Gréco et Jeanne Moreau, auteur de polars à plusieurs mains sous le pseudonyme de Benoît Becker, et même astrologue improvisé pour un magazine féminin bien connu, voire chroniqueur sportif sur France 2, chargé de commenter un tournoi de sumo! Mieux que l’exercice d’un sport ou d’un autre, c’est le goût de la vie qui le requiert.

« Madame Figaro ». – L’idéal aujourd’hui est d’avoir un corps jeune, mince, performant et musclé. Or, vous faites l’éloge de la fragilité, en vous situant à contre-courant de l’idéologie dominante. Pourquoi?

Jean-Claude Carrière. – Je me suis souvenu d’une expression d’Isabelle dans « Mesure pour mesure », de Shakespeare, que j’avais adapté pour Peter Brook et qui nous avait saisis tous les deux à l’époque : « our glassy essence », notre essence de verre, c’est-à-dire de sable... Nous sommes tous fragiles. Elle disait encore : « Les femmes aussi sont fragiles », et le mot important ici est « aussi ». Évidemment, je n’ai rien contre un peu d’exercice, et se maintenir en forme me semble respectable. D’ailleurs, si faire un peu de chirurgie esthétique peut aider à être mieux dans sa peau, pourquoi pas? Dans nos sociétés, les êtres vivent plus longtemps et dans de meilleures conditions,l’espèce s’améliore, et tout cela est très bien. Là où le culte du corps devient insupportable, c’est lorsqu’il veut nous faire nier notre fragilité.

Madame Figaro  Le surhomme n’est donc pas l’avenir de l’homme...

Jean-Claude CarrièreLa compétition qui s’installe en Occident est inhumaine. Ce qui n’empêche pas des fragilités de plus en plus grandes. On parle de la cheville de Zidane ou de la dépression de tel autre joueur de foot... Toute ma vie, je me suis entendu dire que j’étais solide. Mais je sais bien que c’est une illusion...

Madame Figaro Que voulez-vous dire ?

Jean-Claude CarrièreMortels, nous le sommes tous, même si nous l’oublions. Mais nous sommes aussi exposés quotidiennement à tous les dangers physiques et mentaux. Notre corps est fragile, notre esprit l’est tout autant, ce que nous avons peu à peu réalisé. Pour Descartes, le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. Plus personne n’oserait dire cela aujourd’hui... Je me suis donc interrogé sur le sport et le culturisme, mais ma réflexion m’a m’amené à questionner les sectes, les croyances et jusqu’au terrorisme contemporain, qui engagent une certaine idée du corps.

Madame Figaro En quoi cette conception est-elle inhumaine?

Jean-Claude Carrière Je me suis rendu compte qu’un grand nombre de nos attitudes, partis pris et conduites ne sont que des masques posés sur notre fragilité. Un culturiste n’a pas un coeur ou un mental plus solides, une secte qui se réunit autour de quelques «vérités» n’est pas plus solide que n’importe quel individu qui va au hasard... Je pensais à ces films burlesques américains des années vingt, qui m’ont toujours passionné, et je me faisais la réflexion que le corps de Buster Keaton est incassable et que le nombre de désastres qui s’abattent sur la tête de Laurel et Hardy suffit à tuer un régiment ! Mais ils résistent. Il y a là une vision d’une solidité imaginaire de notre organisme qu’il serait intéressant d’étudier un jour.

Madame Figaro Fragilité, mais pas faiblesse, écrivez vous. Quelle est la différence?

Jean-Claude Carrière La fragilité est essentielle, la faiblesse peut être passagère. Tout nous ramène à notre essence de verre. Des coachs, des metteurs en scène, une femme, des enfants, peuvent nous aider à vaincre nos faiblesses. Si une faiblesse est irrémédiable, elle devient mortelle et conduit au suicide. Mais la fragilité, si on la reconnaît, peut nous aider à mieux vivre. Non seulement à savourer chaque instant de notre existence, mais à rechercher cette fêlure par laquelle je vais pouvoir toucher la vulnérabilité de chacun. Au théâtre, un personnage tout d’une pièce – un culturiste mental – n’aurait aucun intérêt, ce n’est qu’un personnage de mélo. Si la fragilité fait partie de notre essence, les personnages de théâtre doivent l’être pour exister, sinon ils ne sont pas vrais. Iphigénie ne se réduit pas à la pure jeune fille qu’elle paraît être au début de la tragédie, elle se révèle redoutable et nous surprend, ce qui fait son humanité.

Madame Figaro En quoi la fragilité peut-elle être une force en soi ?

Jean-Claude Carrière  Nous sachant fragiles, nous pouvons renoncer à milleprétentions. Et d’abord à la solidité des masques idiots dont nous croyons parer nos visages et nos esprits, et qui sont insupportables aux autres. Nous apprécions les bonnes choses de la vie, d’autant plus que nous savons que nous allons les perdre. Nous trouvons avec autrui un terrain de contact absolu et fertile. Pour les artistes, c’est la meilleure manière d’aborder le domaine de la création. Cela crée une communauté profonde, alors que la plupart du temps nous jouons des rôles... Le jeu de la séduction entre homme et femme est souvent cousu de fil blanc. « Éternel féminin » d’un côté et, de l’autre, « mec en Ray-Ban » qui a traversé la forêt vierge indifférent à tout, sûr de ses pouvoirs.

Madame Figaro  Le culte de la force qui fait du corps une idole n’est-il pas l’apanage des sociétés sans Dieu ?

Jean-Claude Carrière Le culte du corps n’est pas nouveau, et l’aurige de Delphes était considéré comme un demi-dieu. Mais on peut constater que la mort de Dieu et toute forme de nihilisme conduisent à une valorisation de l’apparence. Le nazisme comme le communisme ont cultivé les grandes parades de beaux jeunes gens musclés. Ces systèmes jouaient là-dessus pour faire oublier Dieu. La disposition naturelle que nous avons en nous à adorer quelqu’un se porte alors sur des hommes. Ainsi en va-t-il du culte de la personnalité à la manière de Staline. Et il est étonnant de voir que Goebbels (pied bot), Himmler (obèse) et Hitler (tout sauf un Apollon) aient été les instigateurs d’une prétendue race de seigneurs! Aucun de ces hommes ne se croyait immortels, mais il s’agissait pour eux de construire contre Dieu une idéologie qui se voulait éternelle : le IIIe Reich était censé durer mille ans, le matérialisme dialectique prétendait signer la fin de l’Histoire.

Madame Figaro La fragilité serait-elle la condition de l’amour ?

Jean-Claude Carrière  Je ne pourrais pas aimer la femme de fer de Métropolis... L’acte d’amour suppose la présence de deux corps nus qui assument leur fragilité. Et pour un moment, chacun de nous est Dieu. Il y a là quelque chose de presque indicible.

Madame Figaro « Nous devons préserver notre fragilité comme nous devons sauver l’inutile, écrivez-vous. L’inutile, parce qu’il nous sauve du simple calcul productif, maître du monde. »

Jean-Claude Carrière J’ajouterai que tout le superflu nous éloigne du profit. Aux États-Unis, on ne parle que d’argent. « In God, we trust », est-il écrit sur le dollar, signe d’une religiosité qui tend au matérialisme. Au fond, je veux bien être polythéiste... Je suis prêt à adorer une source, à lui sacrifier quelques pétales. Ce n’est pas la fragilité qui perdra le monde... Ce qui nous a perdus dans les sinistres aventures du XXe siècle, c’est la toute-puissance d’un individu ou d’un groupe qui ont cru s’imposer par le culte de la force.

Madame Figaro  comment avez vous écrit ce livre ?

Jean-Claude Carrière J’ai pris un mot - fragilité - et je l’ai suivi, là où il voulait bien me mener. Il a été pour moi comme un bâton d’aveugle ou comme une clé. J’ai découvert que ce mot permet en effet de pénétrer dans plusieurs territoires de notre comportement, dans nos réduits et même parfois dans nos caves. Je l’ai appliqué au pouvoir, à l’histoire, à notre planète menacée, à nos religions, aux vieux combat du savoir et de l’ignorance, au terrorisme contemporain. Chemin faisant, j’ai rencontré quelques ancêtres qui avaient fait le chemin avant moi, Shakespeare et Dostoïevski bien sûr, mais aussi Corneille, Chateaubriand, Balzac.
J’ai entretenu des relations étroites avec la plupart d’entre eux. Ils m’ont appris ce que je savais sans doute déjà, qu’un personnage ne peut nous toucher, et toucher les autres, que lorsque nous avons trouvé en lui cette “essence de verre” dont parle Shakespeare et que nous appelons “vulnérabilité”.
Alors notre fragilité, loin d’être une simple faiblesse, devient le moteur de toute expression, de toute émotion et, souvent, de toute beauté. Par ci par là, j’ai raconté quelques petits moments de ma vie où cette fragilité a pris une saveur particulière. Ces courts moments ne sont que les croquis préparatoires à l’immense fresque que nous avons tous rêvé d’écrire ou de peindre, et que nous nous contentons de vivre.  J-C. C.

Écrivain, scénariste (aussi bien pour Tati, Bunuel, Oshima que pour la récente adaptation télévisuelle des Rois maudits), dramaturge, Jean- Claude Carrière, grand connaisseur de l’Inde et du bouddhisme, est l’auteur de nombreux ouvrages à succès : La Controverse de Valladolid (1993), Dictionnaire amoureux de l’Inde (2001), La Force du bouddhisme (avec le Dalaï Lama, 2003), Entretiens sur la multitude du monde (avec T. Damour, 2002), Einstein, s’il vous plaît (2005).


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