A la Rencontre des idées et des pratiques en psychologie et psychanalyse

Suite de la conférence : 'L'enfant rêvé par le psy'

L'enfant rêvé par le psychanalyste (suite)
Rapprocher ainsi la rêverie de la mère de celle du psychanalyste me paraît très novateur, éclairant et stimulant. Mais qu'y a-t-il au juste de commun entre ces deux rêveries ?

C'est W. Bion qui a introduit ce terme de rêverie de la mère, en montrant sa nécessité pour le développement de l'enfant, de son côté Winnicott avait introduit celui de holding avec la même fonction. Ils décrivent ainsi tous deux, chacun à sa manière, une forme de "support " d'autrui, au sens anglais du terme. Ce support est à la fois un contenant et un facilitateur des processus intégrateurs de la personne de l'enfant dont les adultes "tutélaires" (comme disait F. Dolto) sont responsables à ce moment là. Cela va parfois jusqu'au "prêt" de notre capacité psychique d'intégration, d'assimilation, d'organisation, d'anticipation. C'est une création de sens.

Je voudrais montrer ici, que cette capacité rêverie du psychanalyste avec l'enfant qu'il a en traitement est aussi nécessaire à la cure thérapeutique que le rêve des parents est nécessaire au développement de l'enfant. Vous pouvez aussi en lire un très bel exemple dans un chapître du livre de R. Diatkine, cité plus haut, dans lequel il nous raconte comment il se prend à rêver, au cours d'une séance avec "Bethsabée", sa petite patiente. Il rêve à ce que la mère lui a dit, au dessin qu'il voit se créer sous ses yeux, à quels fantasmes on peut penser en regardant cette production picturale, à la place qu'il occupe dans l'esprit de la petite, à ce qui va suivre. En un mot il tisse un tissu de sens autour de Bethsabée, ce qui a deux effets immédiats, cela le rend créatif pour intervenir avec pertinence, en même temps que cela débloque les capacités d'évolution de la petite fille.

Chez nos patients notre faculté de rêver entaîne une possibilité de rêver à leur tour, de prendre de la distance ainsi que nous le montre aussi Joyce Mac Dougall (9) Tim avait-il laissé entre mes mains son désir d'exister, de rêver, de fantasmer, de désirer pour lui ? Après 5 ans Tim a appris à rêver, à rêvasser, à pleurer....

Lorsque l'enfant "qui ne va pas bien" entre dans notre bureau, quel(le) est le (ou la) thérapeute qui ne se prend à imaginer que l'enfant va se transformer, s'épanouir et régler ses problèmes grâce à lui (ou elle) pour repartir ensuite bien dans ses sandales. Bien entendu l'enfant va le faire selon nos schémas théoriques, en suivant le mode d'emploi psychanalytique... C'est ce qu'inconsciemment nous nous imaginons. Nous rêvons que l'enfant va s'en sortir avec notre aide (même si nous nous défendons mordicus de ce "pouvoir"). Beaucoup de psychothérapeutes se défendent absolument d'avoir le moindre désir "sur" l'enfant. Pourtant je suis sûre que c'est faux : nous anticipons sur sa "guérison", nous l'espérons, nous avons le désir inconscient que l'enfant aille mieux et que ce soit grâce à nous. Je ne suis pas certaine que cette confiance un peu narcissique soit si mauvaise que cela. Parce que je crois que c'est en partant de ce rêve narcissique que nous arrivons à la capacité de rêverie dont je parlais plus haut, indispensable à notre travail. Nous laissons l'enfant susciter en nous la possibilité de fantasmer, d'imaginer, d'associer, d'espérer, d'anticiper, de s'inquiéter (parfois il peut nous faire non plus rêver, mais vraiment cauchemarder), en un mot l'enfant mobilise chez nous la capacité de s'investir. 

Mais il y a encore un élément supplémentaire que J. Hochman a mis en lumière dans un très beau texte (10) : c'est la place de la théorie dans la rêverie du psychanalyste travaillant avec l'enfant psychotique. Se référant au modèle de W. Bion, il nous dit : Le modèle "bionien" est utile pour comprendre ce qui se passe dans l'activité soignante .Face aux projections des patients (éléments de discours opu de comportements incoordonnés et insensés) la théorie joue le même rôle que la rêverie maternelle. Dans l'esprit du soignant , dans l'exercice de la supervision, analogue du récit de la mère au père qui permet la mise en sens du comportement du nourrisson, la théorie est un transformateur d'éléments "béta" en éléments "alpha" . Le jeu avec la théorie, dans l'esprit du soignant , et dans les élaborations de l'équipe est source d'un plaisir auquel le patient peut à son tour s'identifier. Dans la restitution qui lui est faite, que ce soit avec des mots ou avec des gestes signifiants, il retrouve son matériel avec, en valeur ajoutée, une prime de plaisir qui en facilite l'introjection. Les constructions théoriques proposées au patient, ce que j'ai dénommé des contes pour les distinguer de l'interprétation psychanalytique aident à la remise en route du préconscient.. Plus exactement , le préconscient psychotique dont le fonctionnement est dominé par les acticités de projection et d'attaques contre les liens peut retrouver, grâce au soin psychiatrique, un fonctionnement plus sain de liaison et d'introjection.

Pour essayer d'illustrer ces différents points de vue, je vais vous conter 

L'histoire de François

Nous y verrons transformation de cet enfant , accompagnée par ma rêverie et par celle de son père. Nous découvrirons comment sa mère a demandé à pouvoir ne plus le "rêver" pendant un certain temps, et comment l'enfant s'est rêvé aussi lui-même.
François est un petit garçon très attachant, très touchant, c'est un blondinet de cinq ans à l'air triste et renfermé. Il est coincé entre un aîné très débrouillard, toujours près à entreprendre, qui va de l'avant, fourmille d'idées (et comble sa mère) et un petit frère très en avance, qui ressemble à l'aîné. François a l'air apeuré, comme s'il n'avait pas sa place entre ces deux tourbillons. Il est jaloux du petit frère, mais aussi du grand. Il est énurétique (cause supplémentaire de honte), gravement asthmatique, angoissé et parfois très agressif. Le père est venu seul avec son fils; il exerce une profession libérale et il est bien sûr très occupé. Il sent que sa femme et lui ont tendance à trop stimuler cet enfant, ils voudraient le voir grandir vite....Il m'explique aussi que sa femme ne peut s'empêcher de lrejeter cet enfant, ce qui la culpabilise beaucoup, elle ne supporte pas ses moments de régression, elle ne supporte pas non plus son aspect qu'elle trouve "féminin". François ne correspond en aucune façon à son idéal de garçon : il est trop tendre, trop câlin, trop "joli", trop peureux, trop réservé, trop bébé. Et voilà que je me prends à rêver : je crois que je saurais l'aimer ce petit garçon, il est exquis, il faut l'aider à grandir tout doucement, l'épauler, l'écouter, le valoriser... Je commence d'abord par me sentir coupable d'avoir cette impression d'être plus "capable" que la mère, je comprendrai plus tard qu'en fait j'avais déjà pris le relais de la rêverie maternelle provisoirement empêchée.

Le père qui m'a raconté toutes les difficultés de sa femme, comprend manifestement bien son fils et se reconnaît en lui. Après une longue discussion, nous pensons qu'une thérapie père-enfant serait la meilleure prise en charge possible puisque la mère avait demandé à son mari d' être provisoirement déchargée des problèmes de son fils. L'hôpital qui le reçoit à chaque crise d'asthme grave (et cela arrive assez souvent) avait déjà recommandé un abord psychothérapique. Il m'est pourtant impossible de décider quoique ce soit sans connaître le point de vue de la mère, de sa bouche. Je la reçois donc quelque temps après. Il s'est passé comme une étrange alchimie entre nous. Cette mère était à bout, sans espoir et sans projet concernant François, sa déception était intense d'avoir un fils aussi "nouille". D'habitude j'essaie de revaloriser la mère au maximum pour qu'elle puisse jouer son rôle avec bonheur, mais en l'occurence, la mère désirait autre chose : elle désirait me passer le flambeau, ainsi qu'à son mari. Elle souhaitait ne plus y penser, ne plus investir François, ne plus anticiper ses progrès, ne plus rêver à cet enfant, elle me demandait de le faire à sa place. Elle se rendait compte qu'elle ne pouvait plus assumer cette charge, et cela lui causait une détresse et un découragement profonds. C'est comme si au milieu du gué, elle ne pouvait plus avancer et elle passait son enfant dans les bras de quelqu'un d'autre. Cette impression que j'avais ressentie dès le premier jour, d'être capable de rêver cet enfant, de le comprendre, de pouvoir lui venir en aide, d'anticiper sur ses progrès, était en phase avec les besoins de la mère qui précisement désirait ne plus assumer cette fonction. Non seulement cette rêverie qui m'avait envahie n'était pas nocive, mais elle avait anticipé sur les souhaits profonds de la mère. L'histoire montrera qu'avec un peu de temps et une aide personnelle, la mère rependra son rôle. Mais pendant plusieurs mois, le couple thérapeutique a été formé par le père et par moi. J'ai rencontré la mère de temps à autre, et j'avais vraiment l'impression qu'elle était en train de se "refaire une santé". Chaque fois elle me confirmait dans le rôle qu'elle ne pouvait tenir, et qu'elle m'avait confié provisoirement.

La thérapie père-enfant, qu'est-ce que c'est ? Je me réfère bien sûr à cette forme de thérapie conceptualisée par Pierre Mâle et Alice Doumic-Girard dans leur merveilleux livre "Psychothérapie du premier âge" (11) qui est plutôt centré sur les thérapies mère-enfant, mais qui n'exclut pas la possibilité d'en faire autant avec le père suivant les circonstances. Le principe est le même, la présence d'un des parents permet un cheminement commun avec l'enfant, une évolution simultanée des deux protagonistes à la fois, une modification de leurs rapports à travers un transfert évidemment plus difficile à manier. Elle est une aide considérable pour le parent présent pour comprendre ce qui est en jeu et contribuer à le modifier.

Parlons maintenant de François, je suis séduite par son charme, qui précisément agace sa mère. Il m'annonce qu'il est "malade de faire pipi". Il a très envie qu'on l'aide. C'est un enfant très intelligent, avec une imagination débordante, il a un besoin urgent d' exutoire à son agressivité et un besoin énorme de pouvoir régresser autrement que par ses symptômes, et c'est précisément ce que la thérapie peut lui offrir. Pendant cette première séance François parle beaucoup des exploits de Goldorak à la télévision. C'est un héros invincible bien sûr. Il a beaucoup parlé pendant cette première séance, mais ensuite, pendant plusieurs semaines, il utilisera surtout le dessin comme support de son expression. Les premiers dessins sont franchement inquiétants, en tout cas à mes yeux. L'on y voit comme un terrible magma, des traits dans tous les sens sans aucune maîtrise, tout explose, il n'y a de sécurité nulle part. C'est comme si le moi de François était entièrement fragmenté, explosé, sans unification possible. Pourtant le père et moi, nous savons que quelque chose va arriver, nous rêvons la suite, sans savoir laquelle, il me semble que nous préparons le possible, l'espace du possible pour ce petit garçon : selon le langage de Bion, c'est à nous d'aider à transformer tous les éléments "bêta" en éléments "alpha" . En effet, assez rapidement, on voit apparaître dans les dessins une toute petite fusée à l'intérieur du chaos, un rectangle bien délimité, un espace de sécurité, encore tout petit. Au fil des séances, François continue à dessiner avec acharnement, des feuilles les unes après les autres, et chaque fois la fusée intérieure au dessin grandit et s'organise. L'espace intérieur de la fusée est protégé du chaos extérieur qui subsiste à l'extérieur, on peut y voir un volant, puis un siège, puis un personnage bien dessiné, bien à son aise. A l'intérieur quelqu'un maîtrise la situation. Le père est bouleversé et me dit : "Si vous saviez quel bonheur c'est pour moi de voir mon petit garçon se construire sous mes yeux". L'aide de ce père est capitale pour le déroulement de la thérapie de son fils. Il voit ce qui est en jeu, il le comprend, il anticipe, il rêve à la suite du traitement et à ses effets. En même temps il communique à son enfant sa force, sa confiance, sa sécurité, son amour. Il joue un rôle protecteur et vital indéniable. Sa rêverie se combine avec la mienne qui accompagne aussi le petit garçon, dans un registre différent bien sûr. Dans ma rêverie on peut déceler, à cause de mes certitudes théoriques, une attente quasi-certaine de la construction interne de François, je sais que le processus est en marche, je sais que les dessins vont s'organiser de plus en plus, je ne les imagine pas dans leur matérialité mais dans leur essence. Ma rêverie est faite aussi de tendresse et d' admiration pour le courage de cet enfant, sa ténacité, sa capacité fantastique de symbolisation. Il s'y mêle aussi beaucoup de curiosité pour ses trouvailles. J'éprouve aussi un sentiment de bonheur à constater l'évolution favorable, bien que par moments nous soyons encore très impressionnés de constater dans quel marasme se débat encore cet enfant. Dans les dessins qui se succèdent, on lit la traduction picturale de l'organisation du moi de François : le moi devient capable de résister aux coups de boutoir de l'extérieur, il délimite pour lui-même une zone interne de sécurité, mais l'extérieur restera hostile longtemps encore. En fait ces dessins sont-ils seulement une traduction de l'état interne de François, ne sont-ils pas en même temps facteurs de ce changement ? 

Le père note les effets que les séances produisent à la maison, mais aussi les ratés qui subsistent; sa femme reprend espoir tout doucement. Les crises d'asthme s'espacent, mais elles restent violentes. Nous continuons les séances, nous savons tous les trois que nous allons vers la résolution des difficultés internes de François, grâce son extraordinaire perspicacité, sa détermination, ses facultés d'expression, grâce aussi à ses capacités de rêverie sur lui-même. Il nous raconte comment il se sent mieux, comment il rêve ce qu'il va devenir. Au bout de six mois environ la fusée a pris pratiquement toute la place, il subsiste quelques rares dangers extérieurs, de moins en moins présents, de moins en moins représentés. A la maison les progrès continuent, les crise d'asthme diminuent beaucoup en fréquence et en intensité, l'hôpital ne demande plus à le voir (cela peut se résoudre à la maison), l'énurésie se fait plus intermittente, mais surtout François s'affirme avec sa personnalité, il est accepté maintenant comme très différent de ses frères mais tout aussi intéressant. Sa mère retrouve le bonheur d'apprécier son fils. Encore quelques semaines et nous allons arriver audernier dessin, très émouvant, c'est un soleil brillant, magnifique, avec un grand arc-en-ciel, calme et apaisant. Il est écrit en grosses lettres à côté de l'arc-en-ciel : Zorro!

François est venu à bout de se problèmes, il a pu exprimer et éradiquer ses troubles, transformer son fonctionnement interne. Il est heureux et nous aussi. La communication passe par le langage maintenant, il est capable de s'exprimer verbalement, de revendiquer, de négocier, de refuser, etc... C'est lui qui a décidé d'arrêter sa thérapie peu de temps après les deux magnifiques dessins dont j'ai parlé. Nous en avons discuté bien sûr, avec lui, sa Maman et son Papa. Quelque temps plus tard, j'ai reçu une carte de François accompagnée d'une lettre merveilleuse de son père qui me parlait de sa vie retrouvée, de son développement heureux, de l'impact qu'il avait sur ses proches et il me remerciait de la façon la plus touchante. Cette histoire peut paraître idyllique, elle est pourtant vraie et elle illustre la grande efficacité de la rêverie dans le travail psychologique. Elle se rajoute au travail de l' interprétation et parfois la remplace. Elle est comme un tissu psychique qui garantit la cohérence de l'évolution de la personne.

"Mon fils est méchant ". Histoire de Marc.

J'aimerais vous conter une deuxième histoire, où je n'ai pas réussi à "rêver l'enfant" efficacement, ni à m'opposer au cauchemar de la mère. 

Marc a neuf ans, il a longtemps été un enfant facile, mais depuis quelque temps, il devient odieux avec tout le monde, il se fait détester partout, il ne travaille plus à l'école, rien ne l'intéresse. Sa mère, Adeline, se désespère. Elle a divorcé du père de Marc il y a plusieurs années, "c'était un monstre". Voilà que Marc se met à lui ressembler à tous points de vue : physiquement, moralement, sur le plan des goûts, du caractère, des attitudes, de la forme d'intelligence etc. "Il est en train de devenir lui..." dit-elle avec terreur. Naturellement, je fais tous mes efforts pour détacher l'image du père de celle du fils, mais le poids imaginaire de cette sorte "d'envoûtement" est trop fort chez la mère et bloque toute tentative de changement. 

Elle pressent de futures difficultés familiales comme inéluctables et elle les attribue à son premier mari qu'elle considère comme "maléfique". Adeline se trouve au coeur d'un terrible mélange de sentiments : la rancoeur, et même la haine, au souvenirs de ses souffrances passées, les frayeurs actuelles, l'espoir impssible en l'avenir, la culpabilité... La haine qu'elle projette sur son ex mari fait retour et le rend dangereux et tout puissant.  Le mari actuel est rendu impuissant à sortir sa femme de cette impasse (il s'entend bien par ailleurs avec son beau-fils). L'ombre de l'ex-mari "pourrit" tout et sa qualité de "méchant" est contagieuse. Adeline pense même que son petit garçon, Paul, fils de son deuxième mari va être "contaminé" lui aussi.

Marc commence à être "possédé" et même le petit Paul risque de l'être.... Le passage de la "projection à la possession" me paraît déjà très avancé, l'enfant a déjà constitué des comportements conformes aux projections, donc aux prédictions, de sa mère.

La petite musique de ma rêverie se met pourtant en route pour tirer le fils aîné hors de cette ornière, je le rencontre et je propose de l'aide psychothérapique, je suis certaine que c'est possible, j'imagine déjà comment et par quelles étapes. Hélas, au bout de deux séances, la mère a désiré interrompre la prise en charge. Elle était prise comme dans une toile d'araignée par son idée délirante d'une "possession" de son fils par son père, et la force du cauchemar qu'elle vivait l'empêchait de pouvoir rêver autre chose. Nous retrouvons ici l'importance de la rêverie négative, ou de l'identification projective négative, qui modèle certaines modifications de l'enfant et provoque cette Néo formation originale dont parle B.Cramer dans un article de Devenir (12) à propos du type de fonctionnement qui s'instaure dans le post-partum et après. Cette néo-formation est régie par une topique particulière, exprimée par la matérialisation. : L'enfant devient une effigie vivante d'objets internes de la mère auparavant refoulés qui s'expriment par l'incarnation ou le bébé-objet : L'enfant devient le père, le frère, la mère, sur un mode si réaliste qu'une phénoménologie du double s'impose. 

La problématique de la mère, la force de ses projections, sa manière de fonctionner dans le registre "persécuteur-persécuté", ont paralysé complètement ma propre rêverie. Dans certains cas la force des projections négatives paralyse la capacité de penser. En l'occurrence, celle de l'enfant et la mienne, sans oublier celle de la mère elle-même qui ne peut plus se sevir de sa capacité de rêver, ni se représenter les besoins et les désirs de son enfant. 

Un enfant ne peut se développer que s'il est présent dans le désir de ses parents et dans leur "rêverie." On peut se demander si le jeune Marc n'a pas été fragilisé depuis son enfance par des empiètements de son "self" dûs aux projections négatives massives de sa mère et s'il n'a pas développé un "faux self" qui pourrait expliquer sa façon de "devenir un autre". 

Ainsi que l'expose M. Aumage (13) à propos des identifications : Lorsque l'enfant se trouve être la cible massive des projections de l'autre, la capacité de rêver de l'entourage, qui n'est pas la capacité de rêver n'importe quoi, mais celle d'imaginer les ressentis de l'enfant est gravement altérée, les qualités de nursing sont compromises. Cette puissance bénéfique ou redoutable des psychismes les uns sur les autres est l'objet de nombreuses études à l'heure actuelle, par les psychanalystes, bien sûr, comme nous l'avons esquissé, mais aussi par des linguistes, des éthologues, des systémiciens, des pédagogues, des ethnopsychiatres.... 

Pour ces derniers aucune expérience psychologique ne peut être vécue et comprise si elle n'est pas intégrée dans son contexte culturel. Certains troubles graves, des délires ou des dépersonnalisations peuvent éclore à la suite d'un déracinement culturel et ne doivent pas être "soignées" en  psychiatrie mais par un retour au pays, soit dans la réalité, soit symboliquement par des rites qui auraient dû être pratiqués. Je me réfère ici bien sûr aux recherches en cours de Tobie Nathan et de son équipe (14). Il s'est intéressé, par exemple aux femmes africaines qui venaient d'accoucher dans des maternités françaises et qui se trouvaient dans des difficultés psychologiques ou psychiatriques insurmontables parce que les rites de naissance de leur culture n'avaient pas été accomplis. Des risques de décompensation graves ont été évités grâce l'accomplissement de ces rites en faisant appel à des membres de la même communauté ou par un retour bref au pays.

En ce qui concerne les éthologues, il est passionnant de lire les travaux de B.Cyrulnik (15) qui étudie les interactions des femelles et de leurs petits et les compare à celles des femmes et de leurs nourrissons. Il rejoint les conclusions de B. Cramer lorsqu'il décrit les projections maternelles sur le bébé et les interprétations que ce bébé en fait, processus qui peut aboutir à ce que Cyrulnik appelle des spirales interactionnelles toxiques. Il nous cite l'exemple d'une mère épuisée, torturée d'angoisse, irritée lorsque le bébé la sollicitait, qui jetait brutalement le bébé dans son berceau pour l'endormir, et lui enfournait la tétine dans la bouche pour le nourrir. Le bébé a dû se sentir jeter loin du corps de la mère alors qu'il aurait dû être tranquillisé pour s'endormir. Il a dû se sentir agressé dans la bouche chaque fois qu'il avait faim. Il est naturellement devenu insomniaque et anorexique. Mais Cyrulnik nous montre aussi que si le langage des animaux est contextuel, soumis aux émotions proches, le pouvoir inouï de la parole permet aux hommes de ressentir une émotion passée ou à venir et d'y adapter leurs décisions et comportements .Cette capacité d'échapper à son contexte par la parole lui permet d'inventer sa vie. ll nous donne une formidable leçon d'espoir en nous disant : C'est pourquoi les enfants qui gardent en eux la trace de leur carence affective ont toujours la possibilité d'échapper à cette trace par la parole qui leur permet de remettre en chantier ce souvenir et même parfois de transformer l'histoire de leur vie en oeuvre d'art. Ceci nous fait penser à ce que rappelait Hochmann dans une autre partie du texte que nous avons déjà cité : Notre rôle est de mobiliser les possibilités d'amour de nos patients vis-à-vis des objets que la vie leur offre et non pas de remplacer ces objets.

Des pédagogues se sont aussi penchés sur cette question en menant des recherches sur "l'effet pygmalion". On a étudié comment l'attente ( on pourrait dire la rêverie), d'un instituteur sur un enfant, va modifier inconsciemment cet enfant, suivant ce qu'il imagine de lui, ou ce qu'il croit savoir, en bien ou en mal.  Certains systémiciens, comme Sterlin (16), Haley (17), Minuchin (18) et bien d'autres avaient étudié, il y a déjà bien longtemps, l'impact des projections de la famille sur les symptômes de leurs patients, qu'ils appellent "les patients désignés". Ils se sont intéressés au poids des projections familiales actuelles ou anciennes, venant des générations précédentes, sur les enfants et sur les adultes. Plus récemment Mony El-Kaïm (19) a introduit le concept de "résonance" pour rendre compte des effets d'aller et retour psychiques entre soignants et soignés.
J'aimerais citer aussi les travaux d'un linguiste "interactionniste", ou conversationnel" : J. Cosnier (20), à propos de l'empathie. 

C'est le processus d'empathie qui permet la connaissance d'autrui....
L'empathie désigne le partage synchronique d'états psycho-corporels, c'est-à-dire le fait qu'à un même instant les partenaires de l'interaction vivent et éprouvent un état semblable. Ainsi, il peut y avoir empathie de pensée, d'action et d'affects, parfois confondus.... Chaque partenaire s'identifie corporellement à l'autre au cours de l'interaction, par un processus d'échoïsation qui reste souvent subliminaire. Nous savons bien combien nous thérapeutes, partageons les affects de nos patients non seulement grâce à la rêverie, mais aussi par les sensations de notre corps. Nous retrouvons cette manière de penser chez des auteurs comme Searles (21) et comme les praticiens de la "Gestalt" (22) qui fondent leur thérapie sur ce partage des affects psycho-corporels.

Je ne peux m'empêcher d'évoquer ici, (puisque c'est la mode en ce moment...) les symptômes de grossesse nerveuse éprouvés par Breuer (23) lorsque sa patiente, la très célèbre Anna O., en éprouvait aussi. A partir de là Freud (23) aussi a commencé sa rêverie sur le transfert qui allait nous mener si loin....  

Par ce tour d'horizon bien trop rapide, j'espère avoir montré combien cette question de l'interdépendance psychique est à l'ordre du jour et combien nous dépendons les uns des autres dans la construction de notre personne, pour le meilleur et pour le pire. La rêverie prend sa place dans cette construction, bien sûr pour le meilleur...

Bibliographie

1 FREUD S. "Pour introduire le Narcissisme" in La vie sexuelle. PUF, 1969.
2 WiINNICOTT D. W. La petite Piggle. Payot, 1977.
De la Pédiatrie à la Psychanalyse. Payot, 1969.
La Consultation thérapeutique et l'Enfant. Gallimard,1971.
3 BION W. R. Aux sources de l'Expérience. PUF, 1979.
Eléments de psychanalyse. PUF, 1979.
4 LEBOVICI S. Le nourrisson, la mère et le psychanalyste. Paidos, Le Centurion, 1983.
LEBOVICI S., SOULE M. La connaissance de l'enfant par la psychanalyse. PUF, 1970. 
5 DIATKINE R. Lenfant dans l'adulte ou l'éternelle capacité de rêverie. Delachaux et Niestlé, 1994.
6 GROTSTEIN J.S. Identificaciòn y escisiòn. Mejico, Gedisa, Barcelona, 1983.
7 CRAMER B. , PALACIO-ESPASA F. La pratique des psychothérapies mères-bébés. PUF, 1993.
8 KLEIN M. "Le deuil et ses rapports avec les états maniaco-depressifs" in Essais de psychanalyse. PUF, 1972.
9 Joyce Mc-DOUGALL. J. "Les raisons du coeur" in Théâtres du corps . Gallimard, 1989.
10 HOCHMANN J. Pour soigner l'enfant psychotique. Des contes à rêver debout. Privat, 1984. 
11 MALE P., DOUMIC-GIRARD, A. (en coll.) Psychothérapie du premier âge. PUF, 1975. 
12 CRAMER B. "Le fonctionnement psychique dans le post-partum et son rôle dans l'épinglage d'identité" in Devenir. Vol. 6 1994, N° 2.
13 AUMAGE M. (en coll.) "Les failles identificatoires en psychosomatique" in Etudes psychothérapiques. N°8.
14 NATHAN T. in Nouvelle revue d'ethno-psychiatrie. Pensée Sauvage, Grenoble, 1995.
15 CYRULNIK B. Sous le signe du lien. Hachette, 1989.
16 STIERLIN H. Le premier entretien familial. Ed. J.P. Delarge,1979
17 HALEY J. Nouvelles stratégies en thérapie familiale. Ed. J.P. Delarge, 1979. 
18 MINUCHIN S. Familles en thérapie. Ed. J.P. Delarge, 1979.
19 EL-KAÏM M. Si tu m'aimes, ne m'aime pas. Seuil, 1989
20 COSNIER J. Psychologie des émotions et des sentiments. Ed. Retz, 1994.
21 SEARLES H. Le contre-transfert. Gallimard, 1981. 
22 GINGER S., GINGER A. La Gestalt, une thérapie du contact. Ed. Hommes & Groupes, 1987.
23 BREUER J., FREUD S. "Mademoiselle Anna 0." In Etudes sur l'hystérie. PUF, 1956.



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