A la Rencontre des idées et des pratiques en psychologie et psychanalyse

suite de la conférence : "Les liens familiaux"

Les liens familiaux (suite)

 Cette approche prolongeait, d’une certaine façon la psychanalyse freudienne dans sa tâche de revaloriser la fonction paternelle. « L’Oedipe » donne en effet au père un rôle autrement plus important que celui d’être seulement un géniteur ou un éducateur. Elle en fait un support de construction psychique à la fois adoré et honni : adoré comme support indispensable de représentations internes, mais honni parce que seul son meurtre symbolique peut permettre l’avènement de soi. L’approche lacanienne a donc pu être considérée, dans les années 70, comme détenant enfin une sorte de « vérité de la paternité ». Mais ce n'est pas réduire sa portée théorique considérable que de remarquer qu'elle a également été le reflet d'un changement culturel profond et que, par sa formulation explicite, elle a également constitué le moteur d'une évolution historique. Nombreux sont en effet ceux qui, se revendiquant de Jacques Lacan, on déclaré qu'après tout, le père n'avait pas besoin d'être présent physiquement : seule importait la place que la mère lui donnait dans sa parole. Ainsi le lacanisme a-t-il servi de justification à des désertions familiales nombreuses, même si cette approche théorique dépasse considérablement les diverses réductions qui ont pu en être faites dans des arrangements familiaux personnels. Elle est aujourd’hui plus nécessaire que jamais pour comprendre la place de la parole instituante et garante de l’engagement dans l’ordre de l’humain  à une époque où certains ne parlent plus que de génétique , que ce soit pour s’en réjouir ou s’en désoler.

Et la mère

Le développement des techniques de fécondation in vitro ont rendu possible toutes sortes de combinaisons parentales qui, il y a encore quelques années, pouvaient paraître relever de la science fiction. L'enfant peut avoir pour géniteurs ses deux parents, mais aussi n'hériter des gènes que d'un seul si l'autre, stérile, a fait appel à un don de sperme ou d'ovocytes. Il peut également être issu d'un don d'embryon et n'avoir aucun lien biologique avec ses parents officiels bien qu'il soit né normalement après neuf mois de grossesse de sa mère. Enfin, il peut même avoir été porté, pour la durée de la grossesse, par une autre femme que celle qui va l'accueillir à sa naissance et le considérer comme « son enfant ». D'autres combinaisons sont appelées à se développer dans les années qui viennent. D'ores et déjà, il est en effet possible de féconder un ovocyte avec le noyau d'un autre ovocyte provenant d'une seconde femme, l'enfant - forcément féminin - de cette fécondation ayant ainsi deux parents de même sexe. Il est probable que cette pratique, bien qu'illicite actuellement, pourra rencontrer suffisamment d'intérêt de la part de couples homosexuels pour être mise en oeuvre. De façon générale, l'adéquation entre filiation génétique et filiation sociale, sur laquelle est bâtie l'organisation familiale dans notre culture, est en voie d'être bouleversée

Certains redoutent que ces nouvelles pratiques de fécondation génèrent des troubles graves.  Leur tort principal est de ne pas prendre en compte que les transformations psychiques susceptibles de les rendre assimilables - et donc non pathogènes - sont déjà en cours. Du côté du père, nous savons depuis longtemps que les enfants n'ont pas un père, mais trois : celui qui les a conçu et qu'on appelle leur géniteur, celui qui leur a donné son patronyme (et que le code Napoléon crédite d'être le même que le précédent) et enfin le père éducatif, de plus en plus important dans les familles décomposées et recomposées devenues légion dans la société occidentale. Les découvertes contemporaines autour de la fécondation font aujourd’hui grandir les enfants dans un monde où ils découvrent très tôt que « la mère » est elle aussi un personnage mythique dont les fonctions sont en train d'être séparées. A la mère unique se substitue de plus en plus les trois mères que tout enfant pourra être appelé à avoir : la mère qui a donné son ovule et qu'on peut appeler la génitrice, la mère porteuse qui a été jusqu'ici confondue avec la précédente mais le sera sans doute de moins en moins, et enfin la mère éducatrice qui élève l'enfant et lui permet de grandir. Ces nouvelles possibilités techniques ne sont, en elles-mêmes, ni structurantes, ni destructurantes. Tout dépend de la façon dont elles sont prises en relais par le discours, à la fois familial et social. Il serait faux de croire que la parentalité traditionnelle - dans laquelle les trois fonctions complémentaires du père et de la mère étaient confondues - n’avait pas besoin d’être soutenue par le discours. Il est vrai que, comme notre culture en confondait les différents aspects, la nomination distincte de ceux-ci était en général passée sous silence. Mais tout enfant né de son père et de sa mère officiels et élevé par eux a besoin, un jour ou l’autre, que cette situation lui soit signifiée avec des mots tout comme il a besoin que leur amour et leur affection lui soient non seulement prodigués, mais également dits. Lorsqu’elles sont séparées, ce qui sera de plus en plus le cas, ces diverses formes de parentalité - génétique, patronymique et éducative - ont encore plus besoin de mots qui les disent.

 La symbolisation indispensable

Dans chacune de ces nouvelles formes de parentalité et d’éloignement qui en résulte entre l’enfant et l’un de ses « parents partiels », il est essentiel que l'enfant puisse se construire une représentation personnelle de la situation complexe où il se trouve. Il est vrai qu'il nous faut pour cela adopter une conception de la vie psychique dans laquelle la construction des représentations du monde est au premier plan, bien plus que la résolution de conflits pulsionnels inconscients entre désir et interdit. Il nous faut, autrement dit, envisager le développement psychique sur d'autres bases.
L'immense mérite de Freud est de nous avoir conduit à prendre en compte l'existence de ce qu'on a appelé, après lui, la réalité psychique, autrement dit l'existence des désirs et des conflits qui existent chez tout être humain et qu'aucune organisation sociale ne peut réduire. Ensuite, avec Lacan, nous avons été sensibilisés au fait que "Le désir de l'homme, c'est le désir du désir de l'Autre". Cette formulation - qui était d'ailleurs empruntée à la philosophie de Hegel - insiste sur le fait que les désirs qui habitent l'être humain, et que chacun croit être absolument personnels, sont constitués en relation avec l'organisation du langage qui traverse chaque culture. Le langage ne nous impose pas seulement nos manières de communiquer, mais aussi les catégories de notre organisation désirante. Depuis quelques années, nous avons également découvert que le bébé, et l'être humain en général, est porté par le désir de communiquer. Et certains ont même proposé de faire du désir de communiquer le noyau de l'existence humaine. Le désir de l'être humain, alors, serait moins "le désir du désir de l'Autre", selon la formule lacanienne, que le désir de communiquer avec l'autre. Mais il nous faut encore faire un pas de plus, rendu nécessaire aujourd'hui par ce que nous savons des processus psychiques mis en jeu dans les groupes et les familles, et aussi par la nécessité de tenter de trouver un mode d'approche qui nous permette de rendre compte à la fois des processus psychiques individuels et collectifs. Le désir de l'homme, c'est le désir de symboliser ses diverses expériences du monde, et, pour cela, sa relation avec un tiers lui est indispensable.
Cette approche n'annule pas les approches précédentes. Mais elle a le mérite de placer le désir de communication avec un autre sous le signe d'une nécessité psychique irréductible à la communication. Nous ne communiquons pas pour communiquer, et encore moins pour transmettre. Nous communiquons pour symboliser notre propre vie psychique.

 Le contact de l'enfant avec le parent séparé

Lorsque la parentalité a un support relationnel réel, il est évidemment important que celle-ci soit à la fois symbolisée et vécue. L’être humain a en effet besoin de mots pour se construire des représentations, mais aussi d’images et d’états du corps vécus. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il existe des lieux de rencontre qui permettent un maintien du contact entre le parent n’ayant pas la garde et l’enfant lorsqu’il convient de préserver les aspects positifs de la relation tout en évitant que ne perdurent leurs aspects négatifs, par exemple sado-masochistes ou incestueux. Pourtant, le « droit de visite » ne doit pas faire perdre de vue que cette situation n'est valable que si elle rencontre l'agrément de l'enfant autant que du parent. Vouloir imposer un lieu de rencontre à un enfant qui le refuse le conduit souvent dans un insoluble conflit psychique. S'il a l'impression que le parent qui en a la garde refuse cette rencontre, il fera tout pour la saboter. Cela est également vrai lorsque certaines pratiques incestueuses ont eu lieu. Dans ce cas, le législateur demande à l'enfant de retourner voir un parent alors même que ce parent ne s'est pas constitué en parent, mais en amant, et que l'enfant se trouve à chaque fois dans la confusion de ne pas savoir si la rencontre concerne en effet le parent qu'on lui dit que cet adulte est pour lui ou l'amant que cet adulte lui a montré être à son égard. Mais il faut savoir aussi (et le travail de psychiatre et de psychanalyste d'enfants l'apprend tous les jours) que certains parents ont exercé vis-à-vis de leur enfant des cruautés mentales et morales qui ne sont pas aujourd'hui reconnues par le législateur mais qui justifient amplement que certains enfants refusent absolument de revoir leur parent. Autant le législateur a été bien inspiré en créant de tels lieux, autant il serait une catastrophe qu'il pense qu'il est de son devoir de l'imposer à l'enfant réticent.

Dans le cas de paternité ou de maternité génétique sans support relationnel concret, le travail du législateur est plus important encore. Toute famille est en effet définie par deux axes complémentaires : l’un, qu’on peut qualifier « d’horizontal », concerne les personnes réellement en contact les unes avec les autres, fréquemment ou épisodiquement ;l'autre, qu’on peut qualifier de « vertical », est constitué par la succession des générations. Pour un psychanalyste, c'est la prise en compte de ces deux axes qui définit une famille bien plus que le sexe de l'un ou l'autre des parents, qu'il s'agisse du sexe génétique - qu’il conviendrait d’ailleurs bien mieux d’appeler genre - ou du sexe apparent. C’est pourquoi les parents - et les pouvoirs publics, notamment par le biais de l’Education nationale - doivent encourager toutes les pratiques structurantes dans ce domaine : construction de l'arbre généalogique à l'école, invitation faite aux plus jeunes de recueillir le témoignage des anciens dans les familles, et création de jeux de société, de films et de livres pour la jeunesse qui exaltent la dimension verticale de toute famille.

Enfin, le législateur a également un rôle à jouer dans ce travail d'encouragement à la mise en place des repères symboliques indispensables à la construction du monde intérieur de chacun. Il doit en effet instituer des documents qui garantissent à tout nouvel arrivant au monde la possibilité de pouvoir situer son histoire personnelle dans le cadre d'une organisation collective qui la prévoit, et qui, en l'encadrant, s'en porte garante et permette la continuation de l'ordre des générations. Pour que les enfants pris dans les nouvelles pratiques familiales aient les moyens de s'y reconnaître, la présentation des carnets de santé et des livrets de famille nécessite d'être repensée afin d’intégrer en les distinguant les diverses formes de parentalité - génétique, patronymique et éducative - plus explicitement qu’elle ne le fait aujourd’hui.

I
l est d’ores et déjà impératif que les informations concernant les modes de procréation dont l’enfant est issu soient inscrites dans son carnet de santé. Il est impossible qu’une information dont la symbolisation est aussi essentielle à l’enfant soit abandonnée au bon vouloir des parents, et rencontre leur propre souffrance à en parler. Mais cela ne suffira bientôt plus. Lorsque les risques génétiques seront mieux connus, il est probable que la connaissance des maladies et des fragilités somatiques des ascendants seront un élément capital dans les soins préventifs dont pourra bénéficier chacun. Les enfants nés de donneurs anonymes ou de mères ayant accouché « sous X » seront en droit d’exiger des informations sur leurs ascendants et en droit de les obtenir, sauf à vouloir en faire des citoyens de seconde zone tenus à l’écart des progrès les plus déterminants de la médecine. Ce qu’il faut redouter, ce n’est pas que des pratiques, inimaginables il y a quelques années encore fassent bientôt partie de la vie quotidienne. C’est que le législateur laisse à la seule initiative des parents la liberté de poser, ou non, les repères symboliques qui sont la condition nécessaire - même si elle n’est pas suffisante - du développement psychique correct d’un l’enfant. Un enfant né dans une situation où les diverses formes de parentalité sont dissociées - par exemple né par fécondation artificielle avec donneur anonyme, ou d’une mère porteuse - et à qui ses parents éducatifs décident de le cacher, risque en effet de se trouver doublement marginalisé. D'une part, il percevra confusément le silence gêné de ses parents et il en aura honte à son tour comme tout enfant à qui on cache quelque chose; et d'autre part, s'il parvient à découvrir la vérité, cette honte sera redoublée par celle d'une situation qui lui paraîtra honteuse puisque inscrite nulle part. Pour un enfant, le chemin qui mène du non-inscrit au non-inscriptible peut être rapidement franchi et le mener vers une marginalité psychique dont il aura de grandes difficultés à se dégager, et cela même lorsque, plus tard, il aura compris les tenants et les aboutissants de sa situation. C'est le devoir du législateur de transformer le cadre de la loi au fur et à mesure que les découvertes nouvelles passent dans la vie quotidienne afin de ne pas courir le risque de marginaliser des enfants élevés dans des structures familiales hors conventions. Les enfants s’y retrouveront-ils automatiquement ? Non bien sûr ! Le travail de symbolisation familial des liens de filiation est indispensable et il doit être mené conjointement selon l’axe horizontal et l’axe vertical que nous avons évoqués. Mais sans un cadre juridique adéquat, ce travail risque d’être rendu totalement impossible.

L’indispensable travail psychique de la symbolisation devra de plus en plus tenir compte des liens complexes qui peuvent exister entre l’enfant et les différents adultes dont son existence est tributaire. Et la question de la séparation de l’enfant d’avec l’un de ses parents devra de plus en plus engager la prise en compte des nouvelles formes de procréation et de continuité génétique.  



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