A la Rencontre des idées et des pratiques en psychologie et psychanalyse

Serge Lebovici

Serge Lebovici est l'une des grandes figures de la psychanalyse française. Ses travaux nombreux concernant l'analyse des enfants ont fait de lui un des initiateurs du traitement psychanalytique des enfants en France. Lebovici contribua à faire connaître en France les auteurs britanniques tels Klein et Winnicott. 

Il a été président de l'International Psychoanalytic Association, Serge Lebovici a occupé de nombreuses fonctions prestigieuses au sein de la communauté psychanalytique tant dans les institutions que dans l'édition. Né en 1915, aîné des trois enfants d'une famille d'immigrants roumains, 

Serge Lebovici était destiné à suivre les traces de son père et à s'orienter vers la médecine. C'est en tant que jeune médecin qu'il servira durant la deuxième guerre mondiale, sera fait prisonnier puis relâché. Il passera le reste de la guerre à Paris grâce à des papiers qu'il a pu se procurer par des amis. Son père sera toutefois arrêté puis déporté pour ne plus revenir. Il sauvera sa femme dans un ultime geste de bravoure. 

C'est au sortir de la guerre que Lebovici entreprend une analyse chez Sacha Nacht. Durant un temps, Lebovici aura à se justifier d'avoir pris certaines positions critiques face à la psychanalyse alors qu'il était un sympathisant communiste. Destiné par son père à la pédiatrie, intéressé personnellement par la psychiatrie, Lebovici trouvera sa voie dans celle du compromis et deviendra psychiatre puis psychanalyste d'enfants. Impliqué au sein de la Société Psychanalytique de Paris, Lebovici poursuivra en parallèle une carrière hospitalière qui l'amènera à participer, à l'hôpital pour Enfants malades, à la fondation du mouvement pour l'analyse des enfants avec, entre autres, René Diatkine, Jean et Evelyne Kestemberg. 

L'oeuvre de Serge Lebovici devra une part de son originalité au fait que l'analyse des enfants s'est développée en France en marge des grandes oppositions entre kleiniens et annafreudiens. Son intérêt pour les interactions précoces entre le nourrisson et sa mère colorera une grande partie de ses œuvres.  Dans la foulée des ruptures qui ont marqué l'histoire de la psychanalyse française, Lebovici a continuellement défendu la voie officielle et s'est fait défenseur de l'ordre établi. Il a été l'un des principaux critiques de Lacan et du lacanisme. 

Dans l'œuvre de Serge Lebovici, chaque orientation, avancée ou innovation théorico-clinique et méthodologique est contemporaine d'une activité institutionnelle, d'une responsabilité nouvelle, sans qu'on puisse établir de relation de cause à effet entre les unes et les autres. J'y verrai pour la manifestation de ce qu'on pourrait appeler l'esprit conquistador en reprenant ce terme à Freud qui, dans une lettre à Fliess de février 1900, se dépeint ainsi. J'y verrai aussi la manifestation de ce qui constitue pour Serge Lebovici la réalisation d'un idéal scientifique : la recherche et la théorie ne sont pas dissociables de leurs possibilités pratiques, de leur application dans les soins. Quand ces conditions de réalisation n'existent pas, il est aussi important de les créer, que de discuter et de transmettre la théorie et l'expérience réalisée. Ce sont là trois tâches essentielles. L'exigence scientifique de Serge Lebovici est considérable. On ne cesse d'être frappé à chaque lecture d'un de ses livres ou articles en constatant qu'ils commencent toujours par un état scrupuleux de la question, une recension et une discussion de tous les travaux antérieurs. La recherche n'est jamais une table rase ; elle s'inscrit dans une filiation, elle a son " arbre de vie ". Cette démarche peut paraître logique. Pourtant, elle n'a pas tellement d'équivalents dans le champ de la psychanalyse et des sciences humaines en général. Mais, par ailleurs, cette exigence ne serait rien sans l'humanisme qui la double, un humanisme qui puise en permanence à la source de la rencontre avec l'autre, dans la clinique, dans l'amitié, comme dans les arts. Jean Starobinski écrit que le poète est un médiateur entre l'obscurité de la pulsion et la clarté du savoir systématique rationnel. Il me semble que c'est en ce sens que Serge Lebovici se réfère à la littérature et à la musique. 

Quelques moments essentiels de son œuvre. 

Une première partie concerne la psychanalyse de l'enfant, qu'il a introduite en France après la guerre. Cette introduction est marquée par la conjugaison d'un double point de vue, génétique et structural, comme par la conjugaison des apports d'Anna Freud et de Melanie Klein, mais aussi de Winnicott que Serge Lebovici est le premier à inviter en France dans les années 50. Au-delà des "controverses" entre les premières psychanalystes d'enfant entre lesquelles il n'y a donc pas à choisir, le point de vue de Serge Lebovici est peut-être moins celui d'une conciliation entre des opposés, que celui de leur intégration. Intégration à une conception de l'enfant et de la psychanalyse de l'enfant dans laquelle, "l'enfant est reconstruit à travers son propre développement et construit grâce aux interprétations du psychanalyste". La psychanalyse d'enfant, plus directement encore que celle des adultes, confronte au monde fantasmatique, comme le montre l'article écrit en collaboration avec René Diatkine en 1954, étude des fantasmes chez l'enfant. Avec Winnicott, Serge Lebovici partage l'idée que ce qui est profond (le fantasme inconscient) n'est pas identique au précoce : si l'observation renseigne de façon privilégiée, il serait naïf de croire qu'elle constitue un dévoilement du monde fantasmatique. Cette position est une constante de la pensée de Serge Lebovici. 

C'est également la perspective intégratrice qui caractérise l'usage fait par Serge Lebovici de la relation objectale, en particulier dans le grand article qu'il lui consacre en 1960. Cet article, décisif par la synthèse qu'il propose et les perspectives qu'il ouvre, est aujourd'hui une référence. Reprenant la thèse freudienne qui articule la naissance de la pensée à l'absence de l'objet, Serge Lebovici montre comment la discontinuité de celui-ci est fondatrice de la continuité du sentiment d'existence du Moi. 

En intégrant notamment les travaux de René Spitz, il fait de l'affect et de l'éprouvé primaire l'élément structurant au stade préobjectal. "L'objet est investi avant d'être perçu" : la formulation est devenue aussi célèbre qu'elle est lapidaire et éclairante. Elle condense toutes les difficultés de la constitution mutuelle du sujet et de l'objet. Serge Lebovici ajoutera ensuite, en prenant en compte les interactions, que c'est ce qui permet à l'enfant de proclamer que sa mère est une mère.

La psychanalyse de l'enfant a sa spécificité, et Serge Lebovici s'est beaucoup battu pour que celle-ci soit reconnue à part entière dans la formation des analystes. Cependant, elle n'est pas dissociable de la psychanalyse de l'adulte. C'est à partir de cette double approche que Serge Lebovici propose, au 39e Congrès des psychanalystes de langue française, en 1979, un rapport portant sur "l'expérience du psychanalyste chez l'enfant et chez l'adulte devant le modèle de la névrose infantile et la névrose de transfert". La précision du titre importe : elle témoigne, en effet, de cette double approche et de la nature de la temporalité de la vie psychique que la psychanalyse a dégagée, c'est-à-dire structurée par l'après-coup. Dans ce rapport, Serge Lebovici propose de distinguer entre névrose de l'enfant, névrose infantile et névrose de transfert. La névrose de l'enfant est la réalité clinique actuelle, organisée après la névrose infantile, dont elle marquerait la carence ou l'échec. La névrose infantile est, quant à elle, à la fois névrose de développement et modèle métapsychologique organisé autour du complexe d'Œdipe. La névrose infantile est connue, et analysée, grâce à la névrose de transfert qui la reconstruit après-coup dans la cure. Ces notions font le lien entre modèle du développement et psychopathologie ; elles proposent des distinctions essentielles qui s'appuient sur le travail clinique considérable effectué pendant plus de 20 ans, à l'articulation de la psychiatrie et de la psychanalyse de l'enfant, et dont la revue Psychiatrie de l'enfant et le travail d'équipe réalisé au Centre Alfred Binet témoignent : l'étude de l'hystérie chez l'enfant, des obsessions, des phobies scolaires graves, des psychoses précoces et de l'autisme n'en sont que des exemples. Serge Lebovici a dit lui-même que le rapport de 1979 constituait un moment charnière dans son œuvre, en proposant un achèvement de certaines formulations, et en ouvrant une voie, régrédiente, de la névrose infantile aux interactions précoces. Ce mouvement est déjà sensible dans la discussion du rapport, qui correspond aussi à sa nomination à Bobigny.

Dès lors, c'est sur les interactions précoces, la naissance des représentations et la transmission intergénérationnelle que les travaux de Serge Lebovici vont essentiellement porter. Paru en 1983, Le nourrisson, la mère et le psychanalyste, intègre l'apport de l'éthologie et de la théorie de l'attachement à la psychanalyse, et présente les interactions dans toute la complexité de leurs dimensions fantasmatiques. Les fantasmes parentaux, qui interagissent avec le développement de l'enfant, conduisent à insister sur l'arbre de vie de l'enfant, c'est-à-dire le mandat transgénérationnel dont il est le porteur. Tous ces points sont fondamentaux ; ils conduisent à une révision de la métapsychologie freudienne, révision qui n'a d'ailleurs rien de déchirant et qu'on pourrait dire tranquille. Cette révision conduit à insister sur le narcissisme primaire, à introduire un soi, ou un self, antérieurement au moi, à intégrer la dimension intersubjective et les acquis des théories cognitives, tout en articulant les scénarios narratifs, et ce que Daniel Stern nomme "enveloppe prénarrative", au monde fantasmatique et à ses reconstructions successives.

Mais, bien évidemment, le fantasme n'est pas "observé", même si la consultation d'abord, le travail minutieux sur les enregistrements vidéos ensuite, permet de le construire. C'est dire que, dans la consultation avec le nourrisson et ses parents, il s'agit pour le psychanalyste de se donner les moyens théoriques et techniques de sa pratique clinique. À partir de là, Serge Lebovici est conduit à accorder toute son importance à la notion d'empathie qui englobe et dépasse l'identification de l'analyste à la capacité de rêverie maternelle évoquée par Bion.
Empruntée à Freud, qui la tient lui-même des théories esthétiques et psychologiques du XIXe, l'empathie désigne la capacité de sentir avec l'autre, en un mouvement de compréhension sensorielle et affective de ce qui, en l'autre, reste étranger à lui et à moi. Loin de se réduire à une vague communication d'inconscient à inconscient, l'empathie est un mouvement complexe, à la gestation lente, silencieuse, et corporelle même si les formulations surgissent immédiatement. S. Lebovici la caractérise comme empathie métaphorisante, puisque ce sont les mots qui diront ce que le corps aura ressenti dans un moment privilégié d'enactment ou d'enaction. Au-delà de l'empathie, la vitesse de la pensée, la rapidité de la réaction jointe au temps accordé à la maturation et à l'investissement affectif, cette double temporalité me paraît concerner toute démarche de Serge Lebovici.

La capacité d'empathie de Serge Lebovici, avec les bébés comme avec les enfants ou les adultes, a frappé tous ceux qui ont eu le privilège d'assister à ses consultations. Les documents audiovisuels en gardent la mémoire, une mémoire qui est, comme il le dit, toujours affective. Il n'est pas seulement extrêmement émouvant que Serge Lebovici nous dise également qu'en vieillissant, son empathie avec les bébés s'est accrue : en l'homme est le bébé, mais dans le bébé est l'homme. La profonde leçon qui nous est transmise recrée le mouvement même de la vie. 

C'est aussi le travail de toute "une vie en psychanalyse", orientée par la tentative d'augmenter la liberté humaine tout en maintenant un regard lucide sur les limites qui nous sont imposées. Je voudrais dire pour ma part que cette mémoire ne cesse de m'accompagner.

Françoise Coblence      source carnetpsy   http://www.carnetpsy.com/CP/LaRevue/index.htm
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