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Je voudrais essayer de démêler cet écheveau des mythes familiaux. Je distinguerai les mythes porteurs, les mythes castrateurs et ceux qui tiennent des deux à la fois, selon les personnes sur lesquels ils agissent. Je souhaiterais aussi séparer ces mythes selon qu'ils sont contraignants sur un plan moral et parfois culpabilisants, ou selon qu'ils agissent par attraction de l'imaginaire et du rêve. Ma famille et ses mythes Qu'est-ce qu'un mythe familial? Je pense ne pouvoir essayer de le définir vraiment qu'à la fin de cet article. Provisoirement, je proposerai les suggestions suivantes : un mythe familial est une idée-phare, un idéal rêvé, une valeur, un exemple identificatoire, un ciment entre les membres d'une famille, une référence absolue, un commandement, le tout engendré presque à leur insu par des figures familiales emblématiques de grande notoriété, très aimées, très idéalisées. Tout cela, réactualisé par des récits chargés d'images, des photos, des lectures de lettres, etc. Le tout est ensuite repris, enjolivé souvent inconsciemment, avec des modifications de générations en générations. C'est la force des images véhiculant les valeurs de la famille qui sont constitutifs du mythes Les mythes qui se transmettent ainsi rendent les aïeux extrêmement présents, comme s'ils vivaient encore. Prenons d'abord l'exemple le plus frappant, celui de la famille de mon grand-père maternel. Ses parents, avec leurs systèmes de valeurs (hérités eux aussi bien sûr), sont restés tellement gravés dans le coeur de ceux qui les ont connus, et qui en ont parlé, qu'il sont vécus par leurs descendants comme en partie fondateurs de leurs vies. La puissance de cohésion extraordinaire de cette partie de la famille est née de cette identification puissante, et toujours porteuse, à ces deux grandes figures, devenues mythiques, Antonin et Louise. Antonin était normalien, historien, et professeur à la Sorbonne à la fin de sa vie, jusqu'à sa mort en 1917. Il était républicain, farouchement opposé au second empire. Dès son vivant, son travail de recherche historique et d'enseignant a acquis dans sa famille un caractère presque sacré, son bureau était un temple inviolable, presque mythologique. Le premier mythe unificateur et structurant, véhiculé dans la famille est sans conteste dû à la fascination qu'il exerçait, - l'amour de l'histoire. Pour Antonin, une partie de sa vocation peut s'expliquer par son choix intransigeant des valeurs de la République. Elles n'avaient pas de prix pour lui et l'histoire contribuait à les faire vivre, à les expliquer, à les assurer, même s'il s'est occupé, au cours de sa vie, de plusieurs périodes historiques différentes. Le mythe de la prééminence de la science historique s'est transmis tout naturellement aux descendants, je pourrais dire inconsciemment et sans contrainte apparente : dans la famille on est bon en histoire à l'école et on s'y intéresse toute sa vie. C'est une espèce de signe de ralliement, presque un gène! Antonin avait initié particulièrement ma mère, sa première petite-fille, à ses principales préoccupations historiques et politiques, par exemple la mythique affaire Dreyfus qu'il avait vécue avec passion, en prenant très tôt parti pour Dreyfus. Ma mère l'a vécue ainsi à retardement, à travers les récits vibrants de son grand-père pendant la guerre de 1914. Elle l'a tellement intériorisée que nous, ses enfants, avons l'impression de l'avoir vécue aussi, grâce à ses récits. A l'heure actuelle, parmi les descendants d'Antonin, à la 5° génération, il y a eu encore ces trois dernières années, deux agrégées d'histoire, une étudiante en maîtrise d'histoire, un historien des Balkans qui vient de publier un livre passionnant et j'en oublie... Antonin a dans sa descendance une dizaine de normaliens soit historiens, soit littéraires, (mais généralement historiens de la littérature), soit historiens d'art. Il y a aussi un chartiste. Seul, mon grand-père a osé être médecin... mais passionné de lectures historiques. Un bon nombre de "pièces rapportées" sont historiens. N'ai-je pas épousé un normalien, historien de la philosophie ? Et bien entendu, j'étais première en histoire puisque ça allait de soi. Ce mythe a été fondateur de liens incroyablement puissants entre tous les cousins descendants d'Antonin, par le déploiement de l'imaginaire familial sur ce point. Il a été porteur de bonheur pour nous par l'admiration que nous avions tous pour lui et sa femme (et aussi bien sûr, par l'amour que nous portions à ceux qui nous parlaient de lui). Il aurait été mathématicien, je pense que nous serions bons en maths, ce qui m'aurait bien arrangée parfois... Cette admiration portait surtout sur l'incarnation des valeurs intellectuelles et morales chez cet homme et chez sa femme, Louise. C'était une femme exquise, que j'ai un peu connue et que toute la famille porte encore aujourd'hui dans son coeur par les récits qu'ont faits ceux qui ont eu la joie de la connaître; elle est vraiment encore vivante la "Maman Louise". Par elle est entré le mythe de la tendresse indéfectible, mais aussi d'autres mythes romanesques qui se racontent encore et qui nous font rêver, mais qui ont fait aussi des ravages , comme celui-ci : - Les couples font des mariages d'amour
et sont heureux en ménage. Cet idéal a pour certains été destructeur car inatteignable, pour d'autres il a été une grande aide. Le roman d'amour entre Antonin et Louise se racontait avec des larmes dans la voix et ceux qui arrivaient à faire de même étaient bénis des dieux, mais ceux pour qui cet exemple était impossible à réaliser avait en plus le poids de la culpabilité de déroger au mythe. Louise, d'une famille cultivée avait été préceptrice dans une famille noble, comme dans les romans du 19° siècle. Elle avait renconté Antonin très jeune, ils avaient eu le coup de foudre immédiat et s'étaient heurtés à l'opposition de la famille d'Antonin, "on n'épouse pas une jeune fille qui travaille"... Ils ont attendu des années pour se marier, le charme et la beauté de Louise ont vaincu finalement toutes les préventions de sa belle-famille. En témoigne une lettre que j'ai lue, d'Antonin à son père, qui se concluait ainsi : "ton fils respectueux qui la veut et qui l'aura ". Le jour du mariage ce père a rendu la lettre à son fils avec la mention "et qui l'a eue !" Toutes les lettres de ce couple ont été gardées pieusement par leur second fils, mon grand-père, le premier fils ayant été tué en 1915. Nous tous, ses descendants, en avons lu beaucoup avec passion. Elles sont actuellement chez un oncle. Mes grands-parents ont vécu pleinement ce mythe. Ils étaient encore amoureux à 80 ans et s'écrivaient tous les jours lors de leurs séparations. Là aussi nous avons des tonnes de lettres d'amour. Mes parents ont continué aussi à vivre ce mythe. Lorsqu'à la fin de leur vie, ils ont dû aller quelque temps dans des hôpitaux différents, papa m'a dit : "comment peut-on nous séparer ainsi, ne voient-ils pas que nous sommes comme les doigts d'une main?" Je possède aussi leurs lettres qui sont un chant d'amour, à travers les difficultés de la guerre, les aléas de la Résistance, les maladies, les disparitions catastrophiques de ma soeur et de ma belle-soeur, laissant des orphelines et des conjoints dans la détresse. Leur amour les a maintenus debout . En revanche, mes oncles ont divorcé après des mariages extrêment malheureux, d'autant plus malheureux qu'ils se sentaient coupables de ne pas arriver à maintenir l'idéal, le mythe familial. Mon frère et moi nous sommes débattus dans des difficultés du même genre. Mon frère m'a dit un jour qu'il était terrible de nous avoir inculqué des illusions impossibles à atteindre, que c'était un affreuse tromperie terriblement destructrice. En ce qui me concerne, je l'ai vécu moins douloureusement car j'ai vécu, malgré tout, dans le mythe du prince charmant pendant toute ma vie. Après tout, j'ai peut-être bien fait, mon deuxième mari a l'air de considérer cela d'un oeil indulgent ! et mon premier mari est resté mon ami. En dehors du mythe de l'amour conjugal heureux, à la fois structurant et destructeur, il y a celui de - "La mystique familiale"
on magnifie les valeurs familiales, on s'entend bien dans la famille,
même très élargie. Le bonheur familial est primordial, les valeurs de la tendresse, de la compréhension, de l'entr'aide, de la cohésion et de l'entente, sont primordiaux. Ce mythe-là est nettement porteur, car la solidarité entre tous les membres de la famille élargie est incroyablement efficace, encore maintenant. Dans la joie et dans les deuils nous nous retrouvons entre cousins même éloignés, liés par ce fil invisible. Il y a comme un fond de sécurité autour de chacun de nous. Toutes mes amitiés et mes rencontres baignent dans un climat d'optimisme et de confiance, cela vient de cette entente familiale indéfectible, de ce soutien mutuel, qui sont une réalité précieuse. Je me rends compte que cette famille très structurante et chaleureuse doit être très lourde à supporter pour les conjoints, par sa cohésion même, par l'éternelle "saga" que l'on se répète dès que l'on se rencontre, par les perpétuels récits racontés 150.000 fois pour notre plus grand bonheur ! Un signe encore tangible de cette cohésion est l'utilisation des prénoms les uns des autres. La moitié des hommes s'appellent Antonin (à cause de l'ancêtre bien sûr) ou bien Antoine, Tony, comme mon grand-père et son petit fils. Un petit Antoine dernier-né du dernier Tony vient juste de naître cette année. Les autres prénoms qui ont pu apparaître sont redonnés d'oncle à neveu, de grand-père à petit-fils, ce sont toujours les mêmes : Louise, Louis et Elie (du nom de deux des fils d'Antonin) Madeleine, (nom de ma grand-mère) Une petite Madeleine est encore née l'an dernier, Henri (nom d'un autre ancêtre, d'un oncle et d'un cousin). Il y a encore un autre mythe très actif et apparemment porteur de bonheur : - Tous les enfants aiment et admirent leurs parents. Ce commandement mythique apparaît d'abord comme très positif. Les parents se donnent du mal pour être aimés et admirés, les enfants ont de l'amour, du respect (même parfois de la vénération) pour leurs parents. Ce comportement aide à se construire, à avoir une bonne image des êtres dont on est issu, donc de soi. Un récit de ma mère sur un rite familial en vacances avec ses cousins peut montrer comment une scène est encore visualisée et véhiculée par les cousins descendants d'Antonin. La voici : au petit déjeuner le grand-père descendait le matin et trouvait ses petis-enfants nombreux qui l'attendaient, après avoir reçu les tendres embrassades de la Maman Louise. Dès qu'il entrait tous se précipitaient pour le
saluer. Mais parfois l'un deux, encore dans ses rêveries, oubliait le rite.
Alors Antonin mettait sa main en visière et disait en le regardant "quel
est cet étranger que je ne connais pas"? Le pauvre diable, tout tremblant
disait alors :"oh pardon bonjour grand-père". Cette façon d'agir à
la fois avec humour et avec sérieux, mais sans gronderie, avait beaucoup de
force. Elle inculquait le savoir-vivre, la politesse et l'attention prêtée à
autrui mieux que tous les discours du monde. Ce rite devint lui-même mythique Toutefois pour certains membres de la famille, ce mythe dissimule une charge difficile à vivre car ils impliquent un terrible revers : - Les fils sont moins bien que leurs pères, ils les vénèrent sans pouvoir les égaler. Ceci ne concerne pas les filles qui sont au contraire très valorisées dans notre famille par la personnalité brillante de leur père. O saint Oedipe, tu n'es pas mort... La gloire des pères semble être bénéfique aux filles qui sont fières et narcissisées alors que les garçons ont la terrible responsabilité de porter le nom, comment le faire rayonner aussi bien que leur père ? L'image du Père dominant est très prégnante dans cette famille. Certains, comme mon grand-père médecin, n'en ont pas souffert, probablement à cause des métiers différents et de son caractère tendre et exquis, comme celui de sa mère, il n'avait que faire de rivaliser avec son père, il n'a pris que la partie positive du mythe, être un fils aimant, sans être écrasé pour autant. D'autres s'y sont brûlé les ailes, j'ai un cousin plein de charme, de sensibilité et de finesse qui est le descendant d'Antonin à la quatrième génération. Il avait du mal à conserver le sentiment de sa valeur par rapport à son père, homme extrêment sympathique, qui se trouvait déjà moins bien que son propre père, alors qu'il était tout aussi remarquable que lui. Ce dernier se trouvait lui-même inférieur au sien, "l'ancêtre fabuleux". Il y a encore d'autres mythes puissants dans la famille, dont certains sont terriblement exigeants voire sacrificiels ils valent plus que la vie de ses membres : - Le patriotisme. La patrie est une valeur suprême,
on s'y sacrifie. La liberté n'a pas de prix Chacun a fait la guerre à son époque, tout en la détestant, sans illusion. Le premier fils d'Antonin, Louis, a disparu en 1915, on a très longtemps espéré un hypothétique retour. Sa figure est très valorisée dans toute la famille, de façon un peu mythique. Pour moi, la figure de "l'Oncle Louis" était irréelle jusqu'à ce que je tombe sur des documents passionnants très concrets et réels qui m' ont aidée à le démythifier. Il ne m'en est que plus sympathique. Nous avons le récit, par sa plus jeune fille, de la dernière permission de ce père très chéri. Lui-même a écrit, au début de la guerre, avant l'établissement de la censure, des lettres à ses parents et sutout à ses frères qui font froid dans le dos, par la description des souffrances des soldats et par le récit d'attaques absolument inutiles qui ne servaient qu'à glorifier un général pour quelques jours, car la position prise un jour était souvent reperdue le lendemain, "morts pour le communiqué" écrit-il... A la génération suivante chacun a fait de la résistance dans son coin, ou bien est parti chez de Gaulle ou est entré au maquis. Ma soeur, née en 41 n'a-t-elle pas été nommée France, incarnation de l'esprit de résistance de la famille. Justement elle ne l'était pas résistante, sa fragilité l'a menée à la mort; peut-être ce nom n'y était-il pas étranger...Trop d'espoirs mythiques avaient été fondés sur elle et sa disparition nous a laissés pantelants de désespoir. Un mythe plus heureux est partagé par tous : - On aime
la terre familiale : le Périgord. Valeur très forte chez nous. Chaque branche de la famille a a encore une maison au pays, on se rend visite comme dans les livres de la comtesse de Ségur ! Et naturellement les Périgourdins ont toutes les qualités... Autres mythes importants : - La préeminence de
"l'intellectuel", de la recherche et de
l'enseignement. L'étude est valorisée dans le domaine des lettres, les matheux sont regardés avec un certain dédain... Beaucoup de membres de cette famille, sont professeurs et se sentent investis d'une mission. La lecture silencieuse, mais aussi à haute voix, est très pratiquée encore maintenant. Chez nous mon grand-père le premier, puis ma mère ensuite faisaient la lecture à leurs petits enfants le soir. Mon Dieu comme nous avons tous pleuré à la lecture des Misérables... L'écriture aussi est très valorisée. Non seulement les études historiques d'Antonin ont été publiées, mais des manuels, des livres d'histoire de l'art, des essais, des livres de contes, des mises au point historiques sont encore publiés par les descendants. Sans parler des journaux intimes et des monceaux de lettres dont quelques-unes seraient encore des mines pour les historiens actuels. Ma mère a écrit beaucoup pour ses petits enfants, des souvenirs et des contes, brillants et nostalgiques. L'intelligence la sensibilité et l'magination, n'étaient pas les moindre de ses qualités. Sans être décriés, les métiers manuels ne sont pas valorisés. Il faut attendre l'injection d'autres mythes de ma famille paternelle, dont je parlerai plus tard, pour voir mon frère travailler le bois, bricoler, sculpter la glaise, se servir de ses mains en un mot. - L'athéisme tranquille, et la pratique de la laïcité ouverte avec plusieurs conversions éparses au catholicisme,
bien tolérées, survenues souvent à cause des conjoints. Il faut dire que ces
croyants, un peu noyés dans la masse des non croyants sont parfois prosélytes,
mais regardés avec indulgence et avec un certain amusement. - La morale républicaine avec son respect de l'idée de démocratie, d' égalité
des droits, son respect de la parole donnée, de la justice sociale et de la
justice tout court, sa lutte contre l'oppression. - L'antifascisme qui a conduit la plus grande partie de la famille au refus de Vichy et à la résistance. L'armistice de 1940 a été ressenti comme une terrible trahison. Mon grand-oncle Elie parlait de Pétain en disant "ce vieux misérable"... La persécution des juifs a été vécue comme une infamie. Il y a des gens de gauche et des gens de droite dans notre famille, mais tous sont unis sur les valeurs fondamentales de la démocratie. Auparavant, l'ancêtre Antonin avait donné l'exemple en luttant contre "l'Empire", il avait été "exilé" loin de Paris par Napoléon III, après avoir été exclu temporairement de l'Ecole Normale pour avoir suivi cours de Sainte-Beuve au Collège de France... Nous avons des lettres où nous voyons qu'il ne désapprouvait pas la Commune, et condamnait Thiers et son atroce répression. Ses descendants ne supportent pas les atteintes aux droits de l'homme - L'amour du travail, et le sens du devoir Valeurs mythiques et même mystiques, également très actives chez nous tous, et parfois écrasantes pour ceux qui préféraient certains mythes de l'autre partie de la famile dont je vais parler, et qui proposaient la bohême et la fantaisie. Comme vous le verrez, il pourra y avoir renforcement de certains mythes, interférences et même combat de mythes. Une partie des mythes politiques et moraux dont je viens de parler est assez conventionnelle pour le début du siècle, mais il est assez inattendu qu'elle perdure comme elle le fait dans notre famille actuellement. Il est difficile de démêler ce qui est mythe et ce qui est valeur morale dans ce que j'ai exposé. Il me semble que cela se confond pour cette partie de la famille, contrairement à ce que nous verrons pour les mythes de l'autre partie. C'est sans doute pour cela que ces mythes-valeurs sont la fois si puissants, si porteurs et parfois si destructeurs. Il est difficile de déroger à des valeurs respectées, et quand elles ont en plus le poids du mythe et qu'elles sont transmises par des figures mythiques, vénérées et aimées. On peut en être ligoté et avoir bien du mal à s'en dégager. Il y a quelque chose de grec dans cette famille, le destin n'est pas loin, même si ce fait est tempéré chez certains par la tendresse. Pourtant, il faut tout de même noter un autre type de mythe, très porteur, toujours présent, qui contredit ce côté fatal : - on est gai et drôle dans la famille, on rit
beaucoup quand on est ensemble. Le sens de l'humour est essentiel. J'ai des souvenirs de réunions de famille où j'ai tellement ri que j'en avais mal aux côtes... Mon grand-oncle Elie et ses enfants, ma mère et ses frères sont les personnes les plus drôles que j'ai connues de ma vie. Les farces très élaborées succédaient aux sublimes vieilles "histoires de Nontron", aux assauts d'esprit, aux sketches inédits, aux pièces de théâtre, etc... Malgré le poids de toutes ces valeurs morales dont j'ai parlé, on ne s'ennuyait pas dans cette famille! Jamais je n'oublierai la farce faite à un cousin un peu naïf et adorable, par ma mère et son oncle Elie. Ce cousin s'appelait Antonin, (évidemment !). Il avait un petit bout de jardin dans lequel il avait pu faire pousser quelques pommes de terre, bien précieux entre tous en 1941. L'oncle Elie travaillait à la Préfecture de Paris, il a écrit sur un papier à en tête à Antonin en lui réclamant la moitié de sa récolte et des impôts sur l'autre moitié... Il s'est arrangé pour que la lettre arrive juste avant une réunion de famille où nous étions tous. Antonin s'étranglait de rage en nous lisant la lettre, et nous de rire! Il a naturellement très bien pris la farce. Il faut dire pour conclure cette partie de mon exposé que les trois fils d'Antonin et leurs descendants n'ont pas tous privilégié exactement les même mythes, parce qu'il en venait aussi de leurs femmes respectives. Jusqu'ici, j'ai surtout parlé de leurs mythes-valeurs communs. Chez mon grand-père et sa femme on a beaucoup privilégié - la tendresse et le courage. (valeurs qui vont se recouper avec celles de ma famille paternelle). Guy Ausloos, psychanalyste, devenu thérapeute familial, avait fait mon génogramme, et sa conclusion était que ma famille, paternelle et maternelle, se caractérisait par ces deux valeurs principales : la tendresse et l'héroïsme. Personne n'était plus tendre que mon grand-père maternel, et que sa mère, la maman Louise, figure de douceur à côté de son célèbre mari. Nous étions baignés dans cet amour tendre quand nous étions avec lui. En ce qui concerne le courage ce trait a été surtout renforcé par ma grand-mère maternelle qui prenait son air de reine, sous nos yeux affolés, pour affronter les officiers S.S. de la division Das Reich en 1944. Mais mon grand-père n'était d'ailleurs pas en reste, lui qui partait soigner les maquisards... Cette valeur a été aussi renforcé par ses fils, et aussi par mon père et ses activités résistantes. Si je me tourne maintenant vers la famille maternelle de ma mère, les mythes sont totalement différents, très anti-conventionnels, surtout à l'époque de mes arrière-grands-parents. Mon arrière grand-père s'appelait lui aussi Tony ! Et pourtant il n'était pas de la même famille, mais périgourdin, issu de la plus belle petite ville de France : Sarlat... Il est mort à 40 ans en 1900. Sa femme s'appelait Marguerite, comme ma mère, elle est morte à 97 ans, en 1960 (après avoir connu ma fille aînée. Nous avons la photo des 5 générations en vie...) Les mythes dont je vais parler maintenant sont des mythes tout aussi puissants pour l'imaginaire que les précédents, mais non contraignants sur le plan moral. Ce ne sont pas des mythes-valeurs, des mythes sur-moïques en quelque sorte, comme le sont souvent ceux que j'ai décrits dans l'autre partie de la famille, mais des mythes créateurs excitants, attractifs, des histoires à faire rêver, à engendrer des comportements semblables par défi, par goût, par révolte contre l'ordre établi; ce n'est pas grave d'y déroger, on choisit de les suivre ou non, suivant son caractère. Ce sont des mythes qui découlent de figures devenues mythiques par leur originalité et bien sûr par les images qu'ils ont suscitées par leurs récits fascinants.. - L'importance de l'aventure, de l'évasion et
de l'héroïsme. Le frère de Tony, Ludovic, donc mon arrière-grand-oncle, a été un véritable Tintin, il a quitté sa famille périgourdine bourgeoise tranquille, à l'âge de 22 ans, pour aller sur les traces d'un autre Ludovic, (oncle lointain, mort depuis longtemps). Il est parti dans le Yucatan, province du Mexique. Il y a fait des fouilles spectaculaires sur les sites de l'art maya, il y est mort de la fièvre jaune à 25 ans au grand désespoir de toute sa famille car c'était un charmant jeune homme. Sa disparition si prématurée, son départ si inattendu ont contribué à faire que son image soit devenue de plus en plus mythique. Son "valet de chambre" a pu rapporter les précieuses trouvailles : des statuettes précolombiennes splendides. A cette époque bénie, on avait le droit de garder ce qu'on trouvait. Dans les années 50, un de mes oncles, fasciné par cette figure qu'on avait sans doute beaucoup idéalisée et qui condensait les espoirs d'aventure, de fuite, de révolte contre la société bourgeoise, est parti à son tour sur ses traces, en naviguant à la voile sur l'Atlantique, au milieu des pires dangers. Il a retrouvé sa tombe grâce à un vieux monsieur qui l'avait connu et, semble-t-il, quelques cousins ! Plus tard, mes parents y sont allés, fascinés eux aussi, mais par des moyens de transports plus conventionnels ! Dans la famille, il flotte toujours un parfum d'évasion, et ma mère a écrit des contes à la Tintin sur cet oncle étrange. En 1940 un autre frère de ma mère, Henri, chirurgien, s'est engagé dans le corps expéditionnaire du général Béthouard, envoyé au secours de la Norvège; il s'est dépensé sans compter pour soigner les blessés sous des bombardements allemands meurtriers et incessants. Rapatrié en Angleterre, il a voulu revenir en France pour embrasser ses parents, il est arrivé à Brest en même temps que les allemands et il est reparti aussi sec en Angleterre sur un petit rafiot. Il s'est engagé dans les Forces Navales Française Libres. Il a traversé l'Atlantique aller et retour pendant l'hiver 1940, pour remplir une mission au Canada, au sujet de Saint-Pierre et Miquelon, malgré le danger des redoutables sous-marins allemands. C'est une aventure patriotique, mais c'est tout de même
une aventure. On aimait bien appeler cet oncle, avec tendresse,
l'aventurier héroïque. Nous racontons tous ses faits d'armes, d'ailleurs
pacifiques mais si courageux. Quelques années auparavant, il avait quitté sa caserne en plein service militaire, sans permission, pour sauter dans un avion jusqu'en Hollande pour me rapporter, à moi sa filleule, un costume de hollandaise. Il a fait pas mal d'autres folies. Il a un jour, ou plutôt une nuit, fait arrêter le train de soldats en route pour la Norvège en gare de Rennes, sous prétexte de se procurer des médicaments, uniquement pour passer trois minutes avec mes parents et moi qui étions à Rennes (mon père y dirigeait l'arsenal). Inutile de dire que c'est mon héros favori ! - l'amour des artistes, le sens artistique personnel, la fantaisie la famille de Tony collectionnait des objets superbes, des meubles, des tableaux de primitifs, qui sont maintenant hélas, dispersés. Lui-même jouait de l'alto dans un quatuor. Il était ami de Mounet-Sully, grand acteur du Théâtre Français du début du siècle, dont on a quelques enregistrements d'Oedipe-Roi (terriblement emphatiques!). Il récitait les fables de La Fontaine à ma grand-mère, notamment La cigale et la fourmi de manière si différente qu'une fois, d'après elle, il était évident que la cigale avait tort, et que l'autre fois c'était la fourmi... Dans sa descendance, dans la famille de mon frère, tout le monde est artiste, photographe, cinéaste, sculpteur, dessinateur. Dans la mienne on est plutôt musicien , mais il faut compter avec l'apport de mon père et de mon mari. Epouses et époux n'ont pas été choisies au hasard! En y refléchissant, je m'aperçois que la collusion
des mythes raisonnables et moraux de la famille paternelle de ma mère avec les
mythes irrationnels de sa famille maternelle engendre un mélange détonant et
étonnant de raison et déraison Si j'en arrive maintenant à ma famille paternelle, j'y trouve beaucoup moins de "mythes", mais des valeurs importantes. Il n'y a pas de figures emblématiques capables d'engendrer des mythes aussi puissants qui se racontent de génération en génération. Il y a moins d'images véhiculées moins de récits si bien que le mythe ne se forge pas, ou presque, ce qui n'empêche des valeurs très puissantes de se transmettre Du côté du père de mon père (périgourdin lui aussi, qui s'appelait Louis... Etienne) je vois deux grands thèmes très forts : L'intégrité et l'honnêteté sont les valeurs
suprêmes l' acharnement au travail et
et le courage sont essentiels. Mon père a porté ces valeurs si haut, que nous, ses enfants, avons eu du mal à suivre. Mais là encore, comme dans la famille de ma mère, c'était valorisant pour moi de l'admirer, sans chercher à l'égaler, alors que mon frère, artiste en sculpture et en photos, en a été souvent écrasé. D'autant plus qu'il était du côté des mythes de l'évasion, de la bohême, de l'art et qu'il n'était pas reconnu pour sa valeur, si différente de celle que mon père pouvait admettre. Du côté de la mère de mon père, - On aime les tout-petits par-dessus tout, on
les entoure de tendresse. les enfants ont une immense place dans cette famille. Mon père comme sa soeur, son frère et surtout sa mère adoraient les petits. Je n'ai jamais vu faire jouer les petits enfants comme ma grand-mère paternelle, sous l'oeil attendri de son mari. Peut-être n'est-ce pas étranger à ma vocation, de psychanalyste d'enfants ni à celle de ma soeur qui s'occupait de livres pour enfants. Ma mère, de son côté, s'intéressait davantage aux enfants plus grands qui pouvaient se déguiser, jouer des pièces de théâtre, faire de grands jeux. Elle était d'une créativité éblouissante et tenait ça de sa chère maman Louise. Les deux attitudes se complétaient harmonieusement. - On doit être musicien et savoir dessiner. Ca c'est une joyeuse exigence. Chez mon père, tout le monde jouait d'un instrment, chantait ou dessinait, ou les deux à la fois. Dans ma propre famille une de mes filles dessine, une
autre fait du rock, mon fils est violoniste de métier... et comme mon mari,
issu d'une merveilleuse famille de musiciens, est pianiste à ses heures, vous
voyez là encore la collusion des différents mythes porteurs. - On doit s'élever dans la société, grâce
au travail et à la culture; Il faut être ambitieux. Mon père venait d'un milieu d'artisans par son père, ma grand-mère était d'un milieu bourgeois, mais d'une famille plus ou moins ruinée. Les parents de mon père (surtout sa mère) l'ont poussé jusqu'à Polytechnique dans des conditions de vie très difficiles, grâce un travail acharné. Ceci explique que le côté nonchalant de mon frère ne pouvait être supporté et engendrait de la violence et de la déception. Il était mieux compris par le frère de mon père, plus indulgent et qui avait des affinités avec lui. Un dernier point important qui ne me paraît pas une valeur morale mais plutôt une transmission de goûts ou de valeurs par identification à des êtres aimés vient du père de mon père : - On aime le travail manuel, on le
pratique, Des ancêtres de la famille étaient menuisiers, et leurs descendants savaient travailler le bois, bricoler et se servir de leurs mains. Mon grand-père qui était comptable de la société "les Amis des Arbres" savait fabriquer des meubles, et dessiner superbement leurs plans . Mon frère a construit des mezzanines en bois dans son appartement. -
On est bon photographe La précision professionnelle et le côté artistique
sont très développés dans l'art de la photographie. Mon grand-père faisait
des photos de professionnel avec de vieux appareils à déclenchement retardé,
qui lui permettaient d'accourir en vitesse nous retrouver pour être sur
la photo. Mon père et son frère faisaient des photos superbes qui donnaient
lieu parfois à d'épuisantes séances de "diapos" ! Conjugué avec les mythes de l'artiste de l'autre famille cela explique les "cinémanes" et les photographes que nous trouvons dans la famille de mon frère et dans celle de ma soeur. Mon frère a fait de sublimes expositions de photos conçues comme de véritables tableaux. Une de mes nièces allie ce goût de la photo, ce mythe de l'artiste, avec celui de l'amour de l'histoire : elle enseigne "l'histoire du cinéma"... L'enchevètrement , de ces valeurs, de ces goûts, donnent des modèles presque infinis pour aboutir à des personnalités riches et variées. Tout cela fonctionne un peu comme un grand réservoir de gènes dans lequel chacun puise. J'ai parlé surtout des mythes venant de mes ancêtres, mais il ne faut pas oublier qu'il s'en crée d'autres au fur et à mesure des générations, qui viennent se surajouter et interférer parfois avec les anciens. Souvent se renforcent ainsi certains mythes d'une famille par ceux de l'autre famille comme ceux de la tendresse et du courage, comme nous l'avons vu plus haut, introduits dans ma famille maternelle et renforcés par ma famille paternelle. Parfois les mythes se combattent : par exemple, les violentes querelles entre mon père et mon frère, n'étaient pas seulement le combat culpabilisé contre le Père qui les provoquait, c'était aussi les différences colossales de leurs mythes porteurs. L'un recourait au mythe de l'acharnement au travail, de l'élévation sociale, de la rigueur intellectuelle, et l'autre au mythe de l'artiste, de la bohême, de la fantaisie, de l'aventure. Ils se sont enfin retrouvés à la fin de leurs vies, ayant évacué chacun leur culpabilité Chaque fois qu'une personnalité forte apparaît, se créent de nouveaux mythes-valeurs. Par exemple mon père a introduit une valeur de - Dévouement à autrui. Il se dépensait sans compter, notamment pour les orphelins de guerre, pour la réinsertion des prisonniers, pour les sans-travail. Au fur et à mesure que nous ses descendants, découvrons, grâce à des témoignages, des lettres, des documents, ses activités de résistance, sa mobilisation pour aider les autres, l'admiration grandit en nous. Cette valeur est devenue mythique. Nous essayons de la cultiver et de la transmettre. Je n'ai fait qu'effleurer les mythes propres à mes parents, héritiers de tous ces mythes harmonieux, contradictoires ou complémentaires. Je pourrais dire en finissant que ma mère a surtout été "réceptrice" de ce foisonnement de mythes de sa famille, qu'elles les a aimés, intériorisés, transmis, alors que mon père, personnalité très forte dans une famille plus effacée, a davantage été un modèle, un "créateur" de mythes-valeurs. J'hérite de cette cascade de mythes, provenant d'êtres aimés, qui se renforcent ou se combattent. Mais si ces mythes m'ont construite, plutôt que destabilisée, c'est aussi parce que dans cette famille ils sont souvent plus narcissisants pour les femmes que pour les hommes, comme j'ai commencé à l'indiquer plus haut. Les femmes des générations précédentes, dans certaines parties de la famille, avaient accepté d'être dans l'ombre de leur mari et de leur père et d'être valorisées à travers eux. Il n'y avait pas pour elles de position de rivalité machiste, de combat pour la survie, d'écrasement par le dogme de la dominance du père, comme pour certains fils. Toutefois ce dogme n'a pas existé pour tous les fils : il fallait que certaines caractéristiques inconscientes des personnalités du père et du fils favorisent cette domination, parfois simplement supposée. Il fallait que le fils ait très tôt une relation ambivalente avec son père, se sente facilement dévalorisé, au besoin travaille dans la même branche, donc forcément moins bien... ou bien au contraire dans une branche trop différente. Mon grand-père maternel y a échappé, ainsi que je l'ai dit plus haut, et du même coup ses propres fils y ont échappé aussi. Ils ont gardé la partie positive du mythe seulement. Le processus de l'effacement des femmes n'a pas existé dans ma famille maternelle proche. Ma grand-mère ne pouvait être dans l'ombre de personne, elle avait trop de caractère. A la génération suivante, il en était de même pour ma mère. Cela vient aussi du fait que leurs maris plaçaient très haut les femmes et ne cultivaient pas la dominance du Pater familias. S'il fallait chercher une dominance ce serait peut-être celle de la Mater familias ! Finalement, les femmes gagnent toujours dans notrre
famille : ou bien leur mari et leur père sont dominants, mais seulement pour
les fils, ou bien ils récusent cette position machiste et elles y gagnent aussi
bien sûr. Finalement,
qu'est-ce qu'un mythe, et pourquoi agit-il si puissamment? Un mythe est un modèle de vie intériorisé presque inconsciemment, d'une force inouïe, capable de souder ou de détruire les êtres, fondés par des ancêtres aimés, admirés et finalement rendus mythiques. Il peut lutter victorieusement contre les pulsions individuelles. Cela peut soit aider à développer le moi personnel, soit lui compliquer encore les choses. Une personnalité peut-elle être en partie déterminée par les mythes de ses deux familles paternelle et maternelle ? Sûrement oui, car ils conditionnent inconsciemment l'éducation que les parents donnent. Ils sont intériorisés et sont devenus porteurs de valeurs, idéal du moi et aussi modèles identificatoires, pour certains ; ou au contraire l'objet d'un rejet profond, accompagné de culpabilité inconsciente, pour d'autres. S'ils sont contradictoires c'est encore plus difficile à gérer car cela génère des problèmes de loyauté, de sentiment de trahison, de culpabilité à propos des choix qui sont faits. Même lorsqu'ils se complètent, comme j'ai essayé
de le montrer, il y a forcément une dialectique entre les mythes, proposés ou
imposés à chacun et ce que chacun en fait en fonction de sa personnalité. Ce
qui est sûr c'est que la transmission des mythes et des valeurs se fera
toujours jusqu'à la fin des temps... Bbg. R. Neuburger, les mythes familiaux, ed. ESF, Paris, 1997 Notes : (1)
Elsbeth Wolffheim, Anton Tchekhov, éd. Rowohlt 2001, p. 13. (2)
Ibid., p. 14. (3)
Ibid., p. 15. (4)
J’ai abordé ce point de façon plus complète dans Notre corps ne ment
jamais, éd. Flammarion, 2004, pp. 37-41. Voir http://www.regardconscient.net/livres/index.html#miller2.
(5) Ivan Bounine, Tchekhov, éd. Le Rocher, 2004, p. 23. (6)
Citation extraite de l’édition française. (7)
Lire Virginia Wolf, Augenblicke. Skizzierte Erinnerungen, Fischer
Taschenbuchverlag, 1993. (8)
Alain Absire, Jean S., éd. Fayard, 2004. (9)
Alice Miller, L’Enfant sous terreur, éd. Aubier 1986. pp. 153-159. (10)
Nicolas de Staël, éd. du Centre Pompidou, 2003. |