La dépression ou l'art de se leurrer par Alice MILLER Source : http://www.regardconscient.net/archi05/0505depressionmiller.html |
Alice Miller, psychothérapeute, est l'auteure de plusieurs livres sur l'influence de l'enfance dans la vie de l'adulte, notamment Libres de savoir, éd. Flammarion, 2001. Une présentation de son travail peut être consultée sur son site www.alice-miller.com. Résumé
: Depuis ma jeunesse, l’écrivain russe Anton Tchekhov compte parmi les auteurs que je préfère. Je me souviens très bien de l’appétit avec lequel j’ai, vers l’âge de 16 ans, dévoré son récit La salle No 6, et de l’admiration que j’éprouvais pour l’acuité de son regard et la finesse de sa psychologie, et plus encore pour le courage avec lequel il aborde la vérité et la donne à voir, sans chercher à épargner quiconque lui est apparu comme une crapule. C’est
seulement beaucoup, beaucoup plus tard que j’ai lu sa correspondance et que
j’y ai trouvé, ainsi que dans les biographies qui lui sont consacrées, des
informations sur son enfance. Il m’est alors apparu que ce courage de dire la
vérité, que j’admirais tant chez Tchekhov, trouvait ses limites dès que son
père était en cause. Voici ce que dit de lui sa biographe Elsbeth Wolffheim: «
À l’école, il était rabaissé et humilié, mais ce n’était rien à côté
de ce qu’il subissait à la maison. Le père de Tchekhov était irascible et
grossier, il traitait ses proches avec une rigueur extrême. Les enfants
prenaient des raclées presque tous les jours, ils devaient se lever à cinq
heures du matin, aider au magasin avant l’école, recommencer après, si bien
qu’ils trouvaient à peine le temps de faire leurs devoirs. De plus, en hiver,
il faisait un froid glacial dans le sous-sol où le magasin était installé, au
point que l’encre y gelait. Jusque tard dans la soirée, les trois frères
servaient les clients tout comme les jeunes apprentis, ils étaient battus par
leur patron comme eux et parfois, debout, s’endormaient d’épuisement. Le père
[…] prenait part avec un zèle fanatique à la vie de la paroisse, il
dirigeait le choeur, et ses fils devaient y chanter. » (1) Tchekhov
écrivit un jour que lorsqu’il chantait dans ce choeur, il se sentait comme un
déporté en camp de travail (2), et dans une lettre à son frère, il lui
suffit de quelques lignes pour tracer de son père un portrait conforme à la vérité,
mais cette vérité semblait ne trouver aucune place dans sa vie : « Le
despotisme et le mensonge ont gâché notre enfance au point de se sentir mal et
d’être pris de peur lorsque le souvenir remonte. » (3) De telles
affirmations sont extrêmement rares, le fils s’est préoccupé toute sa vie,
au prix de lourds sacrifices financiers, de l’entretien de son père. Pour ce
qui est des sacrifices psychiques qu’il a également consentis en réprimant
sa vérité propre, personne dans son entourage n’en a eu la moindre idée,
parce que l’opinion générale était qu’il y avait de la vertu à se
comporter ainsi. Pourtant, le refoulement des sentiments authentiques en
relation avec les traitements épouvantables infligés à l’enfant a nécessité
beaucoup d’énergie et pourrait bien avoir déclenché la tuberculose que
Tchekhov a attrapée très tôt, ainsi que ses accès de dépression, que l’on
appelait alors mélancolie. Il mourut finalement à l’âge de 44 ans (4). La
lecture du livre récemment paru de Ivan Bounine, Tchekhov, m’a appris que mes
réflexions peuvent être confirmées par les paroles de Tchekhov lui-même. Il
exprime ici des louanges à l’égard de ses parents, bien qu’il ait
parfaitement dû savoir quel travestissement il infligeait ainsi à la réalité
: «
Mon père et ma mère sont les seuls êtres au monde auxquels je ne refuserai
jamais rien. Si je réussis un jour dans ma vie, je le leur devrai entièrement.
Ce sont des gens merveilleux. L’amour infini qu’ils portent à leurs enfants
les place au-dessus de tout éloge, efface tous les défauts [qu’a pu développer
en eux une existence trop dure – c’est la fin de la phrase dans l’édition
française, NDT] » (5) D’après
Bounine, Anton Tchekhov aurait même à plusieurs occasions souligné ce point
devant des amis : « Je n’ai jamais enfreint le quatrième commandement. »
(6) Trahir
ainsi ce qu’on sait intimement n’a rien d’exceptionnel. De la même façon,
beaucoup de gens passent leur vie à nourrir sur leurs parents des jugements
complètement faux, à cause d’une peur refoulée, la peur du tout petit
enfant devant ses parents. Cette trahison de leur vrai soi, ils la paient par
des dépressions, des suicides ou des maladies graves, qui sont facteurs de mort
précoce. Pour ce qui concerne les suicides, on retrouve presque à chaque fois
des épisodes de l’enfance extrêmement traumatisants qui ont été totalement
niés ou qui n’ont jamais été reconnus comme tels. Tous ces gens ne
voulaient rien connaître de leurs souffrances précoces et vivaient dans une
société qui ignore tout autant ces souffrances. La place accordée à
l’histoire individuelle de l’enfant et à son importance pour sa vie ultérieure
a toujours été nulle ou beaucoup trop faible, et il en est de même
aujourd’hui encore. Voilà pourquoi tout le monde s’étonne quand par
exemple une vedette très en vue se suicide et qu’il est alors révélé
qu’elle souffrait de dépression. Il ou elle avait pourtant tout ce que tant
d’autres aimeraient tellement avoir, c’est ce qu’on entend alors de tous côtés,
qu’est-ce qui a donc bien pu lui manquer ? Le
décalage entre la réalité refoulée et la façade « heureuse » m’est
aussi apparu en regardant un documentaire sur la chanteuse Dalida, qui a
souffert pendant de longues années de dépression grave et a mis fin à ses
jours à l’âge de 54 ans. Il y a eu un grand nombre d’interviews de
personnes qui prétendaient la connaître très bien et l’aimer, et qui étaient
très proche d’elles dans la vie privée ou professionnelle. Sans aucune
exception, ces personnes ont affirmé que ses crises de dépression et son
suicide étaient pour elles absolument incompréhensibles. Sans arrêt
revenaient ces phrases : « Elle avait tout ce que l’on désire habituellement
: la beauté, l’intelligence, un énorme succès. Pourquoi donc alors ces dépressions
à répétition ? » Le
fait que tous les proches de Dalida ne se soient doutés de rien m’a permis de
saisir dans quelle solitude, tant intérieure qu’extérieure, la vie de cette
vedette a dû se dérouler, et le grand nombre de ses admirateurs n’y a rien
changé. J’avais l’intuition que l’on pourrait trouver dans l’enfance de
la chanteuse de quoi expliquer son suicide, mais cet aspect n’a été évoqué
par personne au cours de l’émission. En cherchant sur Internet, je n’ai
rien trouvé d’autre que ce qui est répété partout, c’est-à-dire que
Dalida aurait eu une enfance heureuse et des parents aimants. Pourtant, quoi de
plus éclairant que la vie des célébrités pour établir à quel point la dépression
est répandue. Malgré tout, la question de l’origine, de la racine de cette
souffrance n’est presque jamais posée. Du coup, la dépression apparaît
comme inévitable et inexplicable. Il y a en particulier une question qui
n’est jamais posée : Comment Dalida enfant a-t-elle donc bien pu vivre le
fait d’être élevée par des religieuses ? Comme
j’ai lu beaucoup de choses sur ce type d’internats, je sais qu’il n’est
pas rare que des enfants doivent y subir des violences d’ordre sexuel,
physique ou psychique, qu’il leur faut considérer comme des manifestations
d’amour et d’attention, ce qui leur apprend à accepter le mensonge comme
une chose normale. Je sais aussi que les tentatives de faire connaître à
l’opinion publique les conditions de vie scandaleuses qui règnent dans ces établissements
font face à l’obstruction des institutions religieuses. La plupart des
anciennes victimes font tout pour oublier les tourments qui leur ont été
infligés dans leur enfance, d’autant plus qu’elles savent qu’elles ne
trouveront dans la société pour ainsi dire aucun témoin lucide pour prendre
leurs souffrances au sérieux. Seule l’indignation de la société pourrait
les aider à ressentir leur propre indignation et à se rebeller contre le
mensonge. Mais lorsque cette assistance vient à manquer pour ainsi dire à
chaque fois qu’elle est sollicitée, lorsque toutes les autorités se
solidarisent avec le mensonge, c’est comme si on imposait de force la dépression
à ces personnes. La
vie de Dalida, comme celle de nombreuses célébrités, reste mystérieuse, et
c’est justement cela qui semble fasciner le public. Bien
des vedettes mondialement célèbres, qu’on les ait jalousées ou adulées,
ont au fond été extrêmement seules. Comme l’exemple de Dalida le montre,
elles n’ont jamais été comprises, parce qu’elles ne pouvaient pas se
comprendre elles-mêmes. Et elles n’étaient pas en situation de pouvoir se
comprendre parce que leur entourage ne leur renvoyait pas de la compréhension,
mais uniquement de l’admiration. Finalement, elles mirent fin à leurs jours.
Ce cycle nous en dit long sur les mécanismes de la dépression. Sur la voie du
succès, c’est de la compréhension que ces gens recherchent, ils se donnent
un mal infini pour l’obtenir et pour qu’un public toujours plus vaste
s’enthousiasme pour eux. Mais cet enthousiasme ne les nourrit pas aussi
longtemps que la compréhension leur manque. Alors, malgré leur carrière, la
vie n’a finalement aucun sens pour eux, tellement ils restent étrangers à
eux-mêmes. Et ils restent étrangers à eux-mêmes parce qu’ils veulent
oublier complètement ce qui est arrivé au début de leur vie et nient leurs
souffrances précoces. Comme la société toute entière fonctionne de cette façon,
ces vedettes ne pouvaient être comprises de personne et souffraient donc de
leur solitude. Ce
déni complet de la souffrance que nous éprouvons au début de notre vie est
lourd de conséquences. Imaginons-nous quelqu’un qui voudrait entreprendre une
randonnée et se foulerait le pied dès le début de sa course. Même s’il
essayait de ne pas tenir compte de sa souffrance et de poursuivre sa randonnée
parce qu’il s’en était fait une joie, les autres vont se rendre compte tôt
ou tard qu’il boite. Ils vont lui demander ce qui lui est arrivé. Il leur
racontera alors son histoire, ils comprendront pourquoi il boite et lui
conseilleront de se faire soigner. Il
en va autrement quand il s’agit des blessures psychiques précoces, qui jouent
dans la vie des hommes un rôle comparable à celui du pied foulé au début
d’une randonnée. Aucune considération philosophique ne permettra de s’en débarrasser,
elles vont peser de tout leur poids sur sa vie, avec cependant cette différence
qu’en règle générale personne ne leur accordera d’attention. Sur ce
point, la société toute entière est assez d’accord avec la personne qui
souffre et qui ne peut pas raconter ce qui lui est arrivé. Il est aussi
possible que cet individu blessé dans son intégrité n’en ait aucun
souvenir. S’il lui faut passer toute sa vie parmi des gens qui prennent à la
légère les traumatismes subis dans l’enfance, il joue le jeu. De ce fait, sa
vie se déroulera donc à peu près comme la randonnée d’un homme qui s’est
foulé le pied juste au début, mais ne veut pas l’admettre et fait comme si
en fait rien ne lui était arrivé. Mais, si d’aventure il rencontre des gens
qui ont connaissance des répercussions des traumatismes précoces, il a
l’opportunité de rompre avec son déni et d’ouvrir ainsi la voie à la guérison
des blessures qu’il a subies autrefois. Beaucoup
de gens n’ont pas cette chance. Car justement, plus ils sont célèbres, plus
on trouve autour d’eux des admirateurs superficiels et sans réflexion, et
aucun d’entre eux ne mesure la détresse dans laquelle se trouve leur idole,
ou n’a ne serait-ce que l’envie de la mesurer. Les exemples ne manquent pas.
Que l’on pense à la vie de la merveilleuse Marilyn Monroe, placée en foyer
par sa mère et violée à l’âge de 9 ans ; revenue plus tard dans sa
famille, elle a été harcelée sexuellement par son beau-père. Jusqu’à la
fin de sa vie, elle n’a eu confiance qu’en son charme, si bien que la dépression
et les drogues ont eu raison d’elle. Voici en quels termes elle a parlé de
son enfance, des phrases que l’on retrouve fréquemment sur Internet : « Je
n’étais pas orpheline. Une orpheline n’a pas de parents. Tous les autres
enfants à l’orphelinat n’avaient plus de parents. J’avais encore une mère.
Mais elle ne voulait pas de moi. J’avais honte d’expliquer ça aux autres
enfants là-bas… » Bien
des gens souhaiteraient sans doute que leur propre vie soit une réussite
semblable, et ne peuvent pas comprendre pourquoi une star n’arrive pas à en
jouir. Quand un individu est particulièrement doué, il peut aussi utiliser ce
talent pour renforcer ses mécanismes de défense contre la vérité et la
maintenir ainsi éloignée de lui-même et des autres. Dans
ce mécanisme cyclique, une exception est constituée par les gens qui ont subi
des traumatismes qui n’ont pas été causés par les parents. Ces personnes
ont plus de chances de trouver de l’empathie dans la société parce que
chacun peut se représenter ce que cela signifie par exemple que d’avoir
grandi dans un camp, ou, pour un otage aux mains de terroristes, d’avoir passé
quelques jours dans un état d’impuissance affreux. Alors, ceux qui ont subi
de tels traumatismes peuvent s’attendre à être compris, aussi bien par leurs
parents adoptifs que par leurs amis ou ce qui reste de la famille, et à ce
qu’on leur témoigne de la compassion. Il
est exact d’affirmer que nous possédons en tant qu’enfants de nombreuses
ressources qui nous rendent capables de survivre même à des blessures graves.
Mais pour se débarrasser de leurs séquelles, nous avons besoin de trouver des
témoins lucides dans la société. Cependant, on fera le constat de leur
inexistence dans la plupart des cas où les parents sont les auteurs des mauvais
traitements. Un enfant qui a subi la maltraitance de ses parents se retrouve
adulte sans témoins, et reste de ce fait isolé : non seulement des autres,
mais aussi de lui-même, parce qu’il a refoulé la vérité, et que personne
ne l’aide à appréhender la réalité de ce qu’il a vécu enfant. Car la
société se tient toujours aux côtés des parents. Chacun sait qu’il en est
ainsi et du coup, à quoi bon oser s’approcher de sa vérité ? Mais si cette
personne arrive à ressentir et à exprimer sa colère dans le cadre d’une thérapie
réussie, elle se verra sans doute confrontée à l’hostilité de toute sa
famille et de ses amis, qui vont l’attaquer parce qu’elle a transgressé un
tabou et que cette transgression fait également peur aux autres. Ces gens
peuvent aller jusqu’à employer tous les moyens contre cette personne de façon
à pouvoir garder intact leur propre refoulement. Parmi
ceux qui ont survécu à des mauvais traitements précoces, il y en a peu qui
sont en état de supporter ces agressions et qui sont capables d’accepter de
se retrouver isolés plutôt que de trahir leur vérité. Cependant il est
permis d’espérer qu’avec la diffusion de la connaissance de la dynamique émotionnelle
de ces processus, les choses changeront, et que grâce à l’éclosion de
groupes de personnes plus éclairées, on ne soit plus condamné à une solitude
absolue. Voilà pourquoi je considère la théorie de la résilience comme
dangereuse, parce qu’elle est susceptible de diminuer le nombre des témoins
lucides plutôt que de l’augmenter. Si la résilience innée pouvait suffire
à se dégager des causes des traumatismes, alors l’empathie des témoins
lucides ne serait plus nécessaire. Je pense que l’indifférence à l’égard
des mauvais traitements infligés aux enfants est déjà suffisamment grande, il
n’y a pas besoin de la renforcer davantage. Les
personnes éclairées sont toutefois toujours difficiles à trouver, même parmi
les spécialistes. Par exemple, quelqu’un qui veut se renseigner sur la vie de
Virginia Woolf et fait des recherches sur Internet tombe sur une page où des
psychiatres de renom lui apprennent qu’elle était « malade mentale », et
que cette affection n’avait aucun rapport avec la violence sexuelle à
laquelle elle avait été soumise pendant des années au cours de son enfance.
Bien que dans ses écrits biographiques, Virginia Woolf décrive de façon
saisissante la terreur dans laquelle elle a vécu son enfance (7), en 2004, le
refus d’établir une relation entre ces traumatismes lourds et ses dépression
ultérieures est encore complet. Il
faut dire que de son vivant, on n’imaginait même pas qu’il puisse y en
avoir une. L’écrivain qu’elle était lisait ses textes aux membres de son
cercle littéraire, mais n’en restait pas moins seule, car la signification de
ce qu’elle avait vécu étant petite lui échappait à elle autant qu’à son
entourage, et même à son mari Léonard (comme en témoigne ce qu’il a écrit
sur sa femme après sa mort). Elle était entourée de gens qui partageaient ses
ambitions artistiques et les encourageaient, mais elle-même n’était pas en
état de comprendre la sensation de solitude absolue qui resurgissait régulièrement.
Cela peut finalement paver la voie au suicide, parce que le sentiment présent
d’isolement rappelle en permanence l’abandon et la menace pour son existence
vécus par le petit enfant. Quand
une prétendue maladie mentale a conduit quelqu’un au suicide, on lui trouve
presque à chaque fois des causes génétiques. Les biographes décrivent la vie
de leurs protagonistes dans tous ses détails, mais omettent le plus souvent
d’accorder à l’enfance l’attention qu’elle mériterait. Récemment
est parue une riche biographie de Jean Seberg, que l’auteur Alain Absire a présentée
sous la forme romanesque (8). Elle a tenu le rôle principal dans 35 films, dont
certains sont très connus, comme À bout de souffle. Manifestement, Jean Seberg
avait montré dès l’enfance un intérêt très vif pour le théâtre, et elle
avait beaucoup souffert de la rigidité morale d’un père protestant luthérien,
qu’elle idéalisa par la suite. Alors qu’elle n’avait pas encore terminé
sa scolarité, elle fut retenue pour son premier rôle au cinéma parmi des
milliers de candidates, son père fut dans l’incapacité de se réjouir avec
elle et ne sut que lui prodiguer des mises en garde. C’est ainsi qu’il se
comportait chaque fois qu’elle connaissait un succès : au nom de son amour
paternel, il lui faisait des sermons. Toute sa vie, elle fut incapable de
s’avouer à quel point l’attitude de son père la blessait, et elle endura
les tortures que lui faisaient subir les partenaires qu’elle se choisissait
d’après un modèle déterminé. Naturellement,
on ne peut pas dire que le caractère de son père était la cause de sa vie gâchée.
C’était son propre déni des souffrances causées par ce père-là qui entraînaient
ses graves crises de dépression. Ce déni dominait sa vie et la conduisait à
retomber régulièrement sous le pouvoir d’hommes qui ne la comprenaient pas
plus qu’ils ne la respectaient. Elle répétait compulsivement ce choix de
partenaire autodestructeur parce qu’elle ne voulait pas prendre conscience des
sentiments que l’attitude de son père faisait naître en elle. Elle était
incapable de trouver un partenaire satisfaisant, ou bien il lui fallait le
quitter dès qu’elle en avait trouvé un qui n’avait pas avec elle un
comportement destructeur. À quel point avait-elle donc dû désirer que son père
la reconnaisse un jour pour tous ses succès… Mais il ne lui renvoyait que des
critiques. Manifestement
Jean Seberg n’avait pas la moindre idée du caractère tragique de son
enfance, sinon elle ne serait pas devenue esclave de l’alcool et des
cigarettes, et il ne lui aurait pas fallu se suicider. Elle partage son sort
avec de nombreuses autres vedettes, qui ont espéré échapper à leurs
sentiments véritables au moyen de drogues, ou dont la vie a été interrompue
prématurément par une overdose, comme ce fut le cas pour Elvis Presley, Jimmy
Hendrix ou Janis Joplin. La
vie (et la mort) de toutes ces vedettes au sommet de la réussite prouve bien
que la dépression n’est pas une souffrance causée par le présent, qui tout
au contraire leur a apporté la réalisation de quasiment tout ce dont elles ont
pu rêver, mais une souffrance due à la séparation de leur propre soi, dont
l’abandon précoce n’avait jamais pu être pleuré comme il l’aurait dû,
et qui de ce fait n’a jamais pu vivre. Tout se passe comme si le corps
utilisait la dépression pour protester contre cette infidélité à soi-même,
contre le mensonge, contre cette coupure de ses véritables sentiments, parce
qu’il ne peut tout simplement pas vivre sans sentiments authentiques. Il a
besoin du libre flux des émotions, qui aussi se modifient constamment : fureur,
tristesse, joie. Quand elles sont coincées dans la dépression, le corps ne
peut pas fonctionner normalement. Pour
l’y contraindre malgré tout, toutes sortes de moyens sont utilisés :
drogues, alcool, nicotine, médicaments, fuite dans le travail. Tout cela pour
ne pas avoir à comprendre la révolte du corps, pour ne jamais risquer de découvrir
que les sentiments ne nous tuent pas, mais peuvent au contraire nous libérer de
la prison qui a pour nom dépression. Bien sûr, la dépression peut revenir si
nous recommençons à ignorer nos sentiments et nos besoins, mais avec le temps
nous pouvons apprendre à toujours mieux nous y prendre avec elle. Etant donné
que les sentiments nous renseignent sur ce qui nous est arrivé dans notre
enfance, nous pouvons comprendre ce qu’ils nous disent, nous n’avons plus à
les craindre autant qu’avant, la peur diminue et nous sommes mieux préparés
à faire face à une nouvelle phase dépressive. Toutefois, il ne nous devient
possible de laisser libre cours aux sentiments que lorsque nous nous n’avons
plus à craindre nos parents intériorisés. Je
suppose que l’idée que nos propres parents ne nous ont pas aimés est
insupportable à la plupart des gens. Plus les faits s’accumulent et mettent
en lumière cette déficience, plus les gens s’accrochent à l’illusion
qu’ils auraient été aimés. Ils s’accrochent aussi aux sentiments de
culpabilité, dont la fonction devrait être de leur confirmer que c’est bien
à cause d’eux, de leurs erreurs et de leurs déficiences si leurs parents ne
leur ont pas manifesté d’amour. Dans la dépression, le corps se rebelle
contre ce mensonge. Beaucoup préfèrent mourir, ou mourir symboliquement en étouffant
leurs sentiments, plutôt que de revivre l’impuissance du petit enfant que les
parents utilisent pour servir leur orgueil ou pour projeter sur lui comme sur
une cible leurs sentiments de haine accumulés. Le
fait que la dépression compte au nombre des maladies les plus courantes de
notre époque n’est plus un secret parmi les spécialistes. C’est un sujet
qui est souvent abordé dans les médias, où l’on discute de ses causes et
des différents types de traitements. Dans la plupart des cas, on a
l’impression que la seule chose qui compte, c’est de trouver la prescription
médicale appropriée à chaque individu. Dans les milieux psychiatriques, on
affirme aujourd’hui que des médicaments qui ne rendent pas dépendants et ne
présentent pas d’effets secondaires ont enfin été mis au point. Du coup, le
problème semble résolu. Mais pourquoi alors tant de gens se plaignent-ils
malgré tout de souffrir de dépressions, si la solution est si simple ?
Naturellement il y a des gens qui souffrent de dépression et qui ne veulent pas
prendre de médicaments, mais même parmi ceux qui en prennent, il en est qui
sont malgré tout toujours sujets à des accès de dépression, et que même des
années de psychanalyse, différents types de psychothérapies ou des séjours
en centre de soins n’ont pu aider à se libérer. Qu’est-ce
qui caractérise une dépression ? Avant tout l’absence d’espoir, la perte
d’énergie, une grande fatigue, la peur, le manque de motivation, de centres
d’intérêt. L’accès à ses propres sentiments est bloqué. Tous ces symptômes
peuvent être présents ensemble ou isolément, même chez un individu qui de
l’extérieur semble bien fonctionner, qui est même très productif au
travail, qui éventuellement peut même avoir une activité thérapeutique et
chercher à aider les autres. Mais à lui-même, il ne peut apporter aucune
aide. Pourquoi ? En
1979, dans Le Drame de l’enfant doué, j’ai expliqué comment certaines
personnes réussissent à se tenir éloignées de la dépression grâce à des
fantasmes de grandiosité ou à des actions extraordinaires, et comment cela
peut justement se produire dans le cas de psychanalystes ou de thérapeutes qui
apprennent dans leur formation à comprendre les autres, mais pas à se
comprendre eux-mêmes. J’en ai cherché les raisons dans l’enfance de ceux
qui choisissent ces métiers et montré qu’ils ont dû apprendre très tôt à
ressentir la détresse de leurs pères et mères, et à y réagir tout en
mettant de côté leurs propres sentiments et besoins. La dépression est le
prix que paye l’adulte pour ce renoncement à être soi-même. Toujours, il
s’est demandé en quoi les autres ont besoin de lui, et c’est ainsi qu’il
en est venu non seulement à négliger ses propres sentiments et besoins
originels, mais aussi à ne même pas les connaître. Mais le corps, lui, les
connaît et insiste pour que l’individu puisse vivre ses véritables
sentiments authentiques et se donne le droit de les exprimer. Pour des personnes
qui ont été utilisées dès leur petite enfance pour les besoins de leurs
parents, cela n’a cependant rien d’une évidence. De
cette façon, nombreux sont ceux qui au cours de leur vie perdent complètement
le contact avec l’enfant qu’ils ont été. En fait, ils ne l’avaient
jamais eu, mais avec l’âge, il leur devient encore plus difficile de l’établir.
D’un autre côté, l’accroissement de la dépendance que l’âge impose au
corps agit comme un rappel de la situation de l’enfant. On parle alors de dépression
sénile, et l’on pense qu’il faudrait l’accepter comme quelque chose de
naturel. Mais
il n’en est rien. Une personne qui connaît son histoire n’est pas obligée
de devenir dépressive avec l’âge. Et si elle traverse des phases dépressives,
il lui suffit de laisser ses sentiments authentiques s’exprimer pour les faire
disparaître. Car à tout âge, la dépression n’est rien d’autre que la
fuite devant la masse des sentiments que les blessures de l’enfance pourraient
faire remonter. C’est ce qui crée un vide intérieur chez la personne touchée.
Quand il faut éviter à tout prix les souffrances psychiques, il n’y a
finalement pas grand-chose qui soit capable de maintenir la vitalité. Des
prestations hors du commun sur le plan intellectuel peuvent aller de pair avec
une médiocre vie intérieure d’enfant sous-développé émotionnellement.
Cela est vrai à tout âge. La
dépression, qui reflète ce vide intérieur, est, je le répète, le résultat
de l’évitement de toutes les émotions qui sont reliées aux blessures précoces.
Cela conduit à ce qu’une personne dépressive ne soit pour ainsi dire pas
capable d’éprouver des sentiments conscients, à moins que, déclenchés par
un événement extérieur, il ne soit débordé par des sentiments qui restent
totalement incompréhensibles, parce que l’histoire véritable et non idéalisée
de son enfance lui est inconnue, et qu’il vit cette irruption des sentiments
comme une catastrophe soudaine. Les
patients qui séjournent dans un centre de santé mentale s’entendent toujours
dire qu’ils n’ont pas à aller fouiller dans leur enfance, qu’ils n’y
trouveront pas de réponses et qu’ils feraient mieux de se décider à tout
oublier pour trouver leurs marques dans la nouvelle situation. Rien n’est plus
éclairant que les efforts qui sont faits pour éviter tout ce qui pourrait
jouer sur les nerfs des patients, ce qui conduit à interdire les visites des
proches. Le point de vue selon lequel de telles rencontres, justement parce
qu’elles ont un effet émotionnel fort sur le patient, peuvent le stimuler
(car les émotions ne sauraient avoir un effet nuisible, mais bien au contraire
bénéfique), n’est la plupart du temps toujours pas accepté dans ces
centres. On peut ressentir les effets tragiques que ce type de prescriptions
provoque parfois dans la vie des individus à la lecture de la correspondance
entre le poète Paul Celan et sa femme. On lui interdisait de façon stricte de
recevoir sa visite, ce qui renforçait encore son isolement et sa maladie. Dans
le cas du roi Louis II de Bavière, nous avons affaire à une façon
spectaculaire de crier inconsciemment sa solitude à la face du monde et de
raconter ce qu’a été son enfance. Ce roi a construit des châteaux fastueux
qu’il n’a jamais habités. Dans l’un, il a passé en tout onze jours, et
il n’a jamais séjourné dans les autres. Ces merveilleux châteaux ont été
construits avec beaucoup de soin et d’après les principes de la technique la
plus moderne. Aujourd’hui, ils sont visités par des foules de touristes,
admirés par certains, suscitant les sourires de ceux qui n’y voient que du
kitsch, tandis que qu’un petit nombre les considère comme le fruit bizarre
d’un esprit malade. Car de son vivant déjà, la « schizophrénie » avait été
diagnostiquée chez Louis II, un diagnostic qui est toujours considéré comme
juste aujourd’hui et qui en fait n’explique rien. Ou alors, c’est dire que
ce comportement aberrant a pour cause une maladie génétique et qu’il est
donc vain de chercher à lui donner un sens. Munis
de ces informations trompeuses, les visiteurs passent d’une salle à
l’autre, dans ces luxueux châteaux qu’un roi « malade » fit construire
avec l’argent de ses sujets. Et jusqu’alors, personne ne semble s’être
posé la question : Que s’est-il passé au seuil de cette vie royale ?
Pourquoi cet homme construisait-il des châteaux dans lesquels il n’habitait
pas ? Que voulait-il dire par là ? Voulait-il raconter une histoire que son
corps avait mémorisée et qu’il connaissait bien, mais que sa conscience
devait écarter parce qu’il est interdit d’accuser ses propres parents ? Louis
II, le premier-né, a été soumis dès sa naissance à une éducation rigide
qui fit de lui un enfant solitaire, assoiffé d’amour et de contact. Le
point-clé, c’est que ces besoins les plus élémentaires étaient négligés
d’une façon ahurissante. Cet enfant très sensible ne trouve pas sa place
auprès de parents qui le jugent bête et laissent les domestiques s’occuper
de lui. C’est auprès d’eux que le garçon reçoit le pain qu’on lui
refuse au château pour qu’il apprenne à discipliner sa faim. Que de telles méthodes
d’éducation soient tout simplement sadiques et renvoient donc à l’enfance
de ses parents, l’enfant ne peut pas le comprendre. Même si l’adulte devait
le comprendre un jour, cela ne lui servira pas à grand-chose, parce que ce que
son corps veut, c’est que les émotions enfouies et les véritables sentiments
refoulés puissent être retrouvés. Mais de toute sa vie, cela ne fut pas
possible à Louis II : d’où ce comportement aberrant, appelé schizophrénie.
Le roi respectait ses parents, comme il se doit. Il ne s’autorisait jamais à
laisser monter en lui son sentiment de frustration et, plus âgé, ne dirigeait
jamais sa colère vers d’autres cibles que des domestiques. Son incapacité à
exprimer son impuissance, alors même qu’il était condamné à être privé
de nourriture dans un cadre de vie luxueux, l’a amené à ne plus pouvoir
ressentir autre chose que de la peur. C’est
cette peur qui fut à l’origine de la solitude qui fut la sienne à l’âge
adulte. Il fuyait les gens, était poursuivi par des cauchemars, vivait dans la
crainte d’une agression soudaine. Il est extrêmement vraisemblable que cette
crainte puisse être rattachée à des événements réels vécus dans
l’enfance. Car Louis II vivait sa sexualité en secret, il se faisait envoyer
des photos de beaux jeunes gens qui croyaient avoir été choisis comme modèles
de nus par des artistes. Mais une fois dans les appartements du roi, celui-ci
abusait d’eux. De tels abus, une telle tromperie sont inconcevables si
l’abuseur n’a pas été lui-même abusé. On est donc porté à en conclure
que Louis II a subi des violences sexuelles dans son enfance. Rien n’impose
que cela se soit nécessairement produit dans le cercle familial. Par les mémoires
d’Heroard, médecin de la cour de France, nous sommes en effet renseignés sur
ce que le roi Louis XIII a pu subir de la part de la domesticité quand il était
enfant (9). Tout
cela n’aurait pas nécessairement mené à la « schizophrénie » si au cours
de son adolescence il s’était trouvé quelqu’un pour aider le jeune Louis
à voir quelle était sa situation, à déceler tout ce qu’il y avait de cruel
dans le comportement de ses parents, à s’y opposer ou à tout le moins à
s’avouer sa colère, ou encore à s’interroger plus tard avec lui à propos
de ce que ses projets de châteaux remuaient en lui. Il est possible qu’il ait
voulu inconsciemment donner forme par sa créativité à quelque chose qu’il
lui était interdit de penser consciemment: le fait qu’enfant, malgré le
grand luxe qui l’entourait, il ait dû vivre comme un moins que rien. Pour ses
parents, son existence ne comptait pas, ils ne reconnaissaient pas ses capacités
(le père ne le considérait pas comme assez intéressant pour le prendre avec
lui dans ses promenades) et ne le nourrissaient même pas suffisamment, si bien
que de temps en temps, il devait aller chez des paysans en dehors du château
pour manger à sa faim. Parmi
les très nombreux documents que l’on trouve sur Internet à son sujet, voici
ce que l’on peut lire sur son enfance : «
La façon de vivre des deux princes était très simple. Parmi d’autres
singularités, la bonne éducation de l’époque imposait de ne pas laisser les
enfants manger à leur faim, et le futur roi était très content quand la fidèle
servante Lisi et les laquais lui rapportaient parfois à manger de la ville, ou
lui donnaient un peu de leur nourriture, plus abondante que la sienne. S’il
arrive que les jeunes princes fassent une bêtise de leur âge ou viennent à
manquer à un de leurs devoirs, ils sont impitoyablement punis. Par cette éducation
sévère, leur père, le roi Max II, veut faire de ses fils des princes capables
et travailleurs. […] Max
II n’arrive pas à établir une relation de confiance avec ses fils, particulièrement
avec le prince héritier, dont la nature est très différente de la sienne; il
se sent profondément étranger à ses préoccupations et montre peu d’intérêt
pour son développement. Voici ce que raconte à ce propos dans ses souvenirs
Franz von Pfistermeister, qui fut pendant de longues années le secrétaire de
cabinet de Max II, puis de Louis II : “Le roi ne voyait ses deux petits garçons,
les princes Louis et Otto, qu’une à deux fois par jour, le midi au deuxième
déjeuner et le soir à table au souper, fort rarement dans les pièces où se déroulaient
leur vie et leur éducation. À ces occasions, il se contentait en général de
leur présenter sa main pour le salut et prenait congé au plus vite. Alors que
le prince héritier approchait déjà de sa majorité, de longs et importants
efforts de conviction avaient été nécessaires pour amener le roi à prendre
avec lui son fils aîné lors de sa promenade matinale dans le jardin anglais
(de 9 à 10 heures). Cela ne se reproduisit cependant que quelques fois. Le roi
déclara : ‘Pourquoi me faut-il parler avec ce jeune monsieur? Il ne porte intérêt
à rien de ce que je projette’.” Le
souvenir des situations d’échec vécues tout au long de ces années d’éducation
et de la froideur des rapports avec son père a pesé sur Louis toute sa vie. À
30 ans, il écrit au prince héritier Rudolf d’Autriche : “Tu peux
t’estimer très heureux d’avoir joui d’une éducation en tous points
excellente et empreinte de compréhension, de surcroît, c’est une chance que
l’empereur s’intéresse personnellement avec tant d’ardeur à ta
formation. Avec mon père, il en est malheureusement allé tout autrement, il
m’a toujours traité de haut en bas [en français dans le texte, NDT], et tout
au plus honoré de quelques mots froids et protecteurs en passant. Cette
curieuse façon de faire, tout comme ses autres méthodes éducatives, était
appréciée de lui pour la raison singulière que son père en usait de même”.
Sa
mère, la reine Marie, qui fut dans sa jeunesse une beauté admirée, est une
femme facile à vivre, mais limitée, et qui ne s’intéresse en rien aux
choses de l’esprit. Paul Heyse, l’un des membres du cercle de poètes
munichois réuni autour de Max II, disait d’elle : “Malgré bien des
tentatives, tous les efforts pour éveiller chez la reine un intérêt pour la
littérature et la poésie échouèrent. Elle ne se trouvait à son aise que
dans les bavardages et les conversations faciles…” La
reine Marie ne sait pas très bien s’y prendre pour gagner le coeur de ses
enfants. Franz von Pfistermeister raconte dans ses mémoires : “La reine elle
aussi s’y entendait fort peu pour attirer vers elle ses petits princes. Certes
elle leur rendait visite plus souvent dans leurs appartements, mais elle ne
savait pas se comporter avec eux comme les enfants l’attendent. Cela non plus
n’attirait pas les garçonnets vers leur mère”. » Même
quand on a connaissance d’éléments précis de l’enfance d’une personne,
il est très rare que l’on établisse un rapport avec les souffrances de l’âge
adulte. On parle d’une destinée tragique, sans chercher à en comprendre la
nature. Il ne semble pas y avoir eu dans la vie de Louis II quelqu’un qui
l’ait et se soit interrogé sur le sens profond que les châteaux avaient pour
lui. Aujourd’hui encore, malgré un grand nombre de films sur le « pauvre »
roi, il ne s’est manifestement trouvé personne pour rechercher dans son
enfance le moment où cette prétendue « schizophrénie » a pris naissance.
Pendant ce temps, de nombreux scientifiques étudient consciencieusement tous
les détails de ses réalisations architecturales et leur consacrent des livres.
Le produit final d’une folie suscite un grand intérêt. Mais sa naissance est
entourée d’un profond silence, parce que nous ne pouvons pas comprendre la
genèse de cette maladie sans mettre à jour le manque d’amour et la cruauté
des parents. Et cela rend la plupart des gens malades, parce que cela pourrait
leur rappeler leur propre sort. C’est
la peur qu’éprouvent les enfants bafoués ou même tyrannisés devant le
visage véritable, sans fard ni masque, de leurs parents, la peur qui nous entraîne
vers l’automystification, et partant, vers la dépression. Ce n’est pas
uniquement l’individu isolé, mais la quasi-totalité d’entre nous, toute la
société, qui croit que les médicaments ont résolu le problème une fois pour
toutes. Mais comment cela se pourrait-il ? La plupart des personnes dont j’ai
évoqué le suicide prenaient des médicaments, mais leur corps ne se laissait
pas tromper et refusait une vie qui au fond n’en était pas une. La plupart
des gens gardent l’histoire de leur enfance profondément enfouie dans leur
inconscient et ont du mal, s’ils ne sont pas accompagnés, à établir le
contact avec leurs souvenirs originels, même si ils le veulent. Ils n’ont pas
d’autre choix que de se faire aider par des spécialistes pour qu’il leur
apparaisse qu’ils se sont raconté des histoires, et pour se libérer de la
morale traditionnelle. Pourtant si les spécialistes ne font rien de plus que de
prescrire des médicaments, ils contribuent à consolider la peur, et de surcroît
rendent encore plus difficile l’accès à ses sentiments propres, dont les
potentialités libératrices restent inutilisées. Pour
ce qui me concerne, c’est surtout à la peinture spontanée que je dois mon éveil.
Mais cela ne veut pas dire que la peinture pourrait être recommandée comme une
recette pour soigner la dépression. Nicolas de Staël, dont j’admirais
beaucoup autrefois le talent, a peint dans les six derniers mois de sa vie 354
grands tableaux. Il se consacrait avec ardeur à son oeuvre, à Antibes, séparé
de sa famille, et puis « il s’est précipité dans la mort depuis la terrasse
qui avait été son atelier pendant ses six derniers mois » (10). Il avait
alors 40 ans. Son talent, que tant de peintres lui enviaient, ne l’avait pas
préservé de la dépression. Peut-être quelques questions auraient-elles suffi
à l’amener à réfléchir sur lui-même. Sa peinture, son talent, n’avaient
jamais été reconnus par son père, qui avant la révolution russe avait été
général. Il se peut que de Staël ait espéré, dans son désespoir, qu’il réussirait
un jour à peindre le tableau capital, celui qui lui apporterait la
reconnaissance de son père et son amour. Il est possible qu’il y ait un
rapport entre ce besoin irrépressible de multiplier les productions à la fin
de sa vie et cette détresse. Seul de Staël lui-même aurait pu le découvrir,
si les questions capitales n’avaient été impossibles à poser. Alors il
aurait peut-être pris conscience du fait que l’appréciation du père n’est
pas déterminée par la qualité de la création du fils, mais uniquement par la
capacité du père à se rendre compte de la qualité d’un tableau. Ce
qui a été capital dans mon cas, c’est que je me suis toujours posé de
telles questions. Je me suis fait raconter mon histoire disparue par mes
tableaux, plus exactement par ma main toute seule, elle qui de toute évidence
savait tout, mais attendait que je sois prête à ressentir avec le petit enfant
en moi. Et alors j’ai vu tout à coup cet enfant qui était utilisé par ses
parents, mais qui n’était jamais vu, considéré ou encouragé, et qui devait
cacher profondément sa créativité pour ne pas se faire punir en plus à cause
d’elle. Il
ne faut pas analyser les tableaux de l’extérieur. À un peintre, cela
n’apporterait pas grand- chose. Pourtant, ses propres tableaux peuvent réveiller
chez lui des sentiments. S’il est en état de les vivre et de les prendre au sérieux,
il pourra se rapprocher de lui-même et passer par-dessus les barrières de la
morale. Alors, il lui sera possible de se confronter à son passé et à ses
parents intériorisés, et de se comporter avec eux autrement qu’auparavant.
À partir de sa conscience en développement et non plus de sa peur enfantine. En
effet, si je peux ressentir ce qui me fait mal et ce qui me fait plaisir, ce qui
me contrarie ou même me met en colère et pourquoi ; si je sais de quoi j’ai
besoin et ce que je ne veux en aucun cas, alors je me connais assez bien pour
aimer ma vie et la trouver intéressante, indépendamment de mon âge et de mon
statut social. Alors il est fort peu vraisemblable que survienne le besoin
d’en finir avec la vie, à moins que le processus de vieillissement, un
affaiblissement croissant du corps, ne suscitent de telles pensées. Mais dans
ce cas, un être humain sait aussi qu’il a vécu sa vraie, sa propre vie. Traduit
de l’allemand par Pierre Vandevoorde Alice
Miller, avril 2005 Notes : (1)
Elsbeth Wolffheim, Anton Tchekhov, éd. Rowohlt 2001, p. 13. (2)
Ibid., p. 14. (3)
Ibid., p. 15. (4)
J’ai abordé ce point de façon plus complète dans Notre corps ne ment
jamais, éd. Flammarion, 2004, pp. 37-41. Voir http://www.regardconscient.net/livres/index.html#miller2.
(5) Ivan Bounine, Tchekhov, éd. Le Rocher, 2004, p. 23. (6)
Citation extraite de l’édition française. (7)
Lire Virginia Wolf, Augenblicke. Skizzierte Erinnerungen, Fischer
Taschenbuchverlag, 1993. (8)
Alain Absire, Jean S., éd. Fayard, 2004. (9)
Alice Miller, L’Enfant sous terreur, éd. Aubier 1986. pp. 153-159. (10)
Nicolas de Staël, éd. du Centre Pompidou, 2003. |